« On était tous aux anges[…] on remplissait notre noble et unique fonction dans l’espace et le temps, j’entends le mouvement. »
J. KEROUAC
Le traîneau à chiens est-il un sport de glisse ? Pour beaucoup, la question ne se pose pas, c’est une évidence.
Le traîneau à chiens permet au musher de glisser sur la glace ou la neige. Mais il ne s’agit là que d’une approche technique dans un but d’efficacité. D’autre part, cette glisse est partielle car les chiens courent, trottent ou marchent. Le musher peut également descendre du traîneau pour courir ou patiner afin de soutenir la progression de ses chiens. La « glisse » est bien autre chose.
Pour comprendre que le musher ou le ski-joerer n’est pas ou rarement un glisseur en France, il faut effectuer un saut qualitatif pour accéder aux valeurs et symboles et se plonger dans l’histoire proche du sport.
Je fais l’hypothèse que le développement du traîneau à chiens en France est à relier avec le développement de « l’esprit de la glisse » qui a révolutionné le monde du sport dans la seconde moitié du 20è siècle en Europe et aux Etats-Unis. D’autre part, je soutiens que la compétition s’est progressivement imposée comme le mode de référence unique de la pratique du traîneau à chien et qu’elle infuse l’imaginaire, les savoirs-faire et les savoirs-être tout en ne produisant que très peu de connaissances et de savoirs. La compétition détermine notre mode de relation au chien d’attelage. L’adhésion à ce modèle compétitif, moteur des sociétés occidentales, ne produit que des actes de soumission, de conformisme aboutissant à la création de contextes guerriers. Cette voie qui structure nos manières de faire, d’agir et de penser est incompatible avec les enjeux environnementaux et sociétaux actuels.
Le mushing français et ses origines dans la contre-culture sportive
Plus haut, moins vite, moins fort
La glisse, ce mouvement de contre-culture, a trouvé une forme d’expression sur les plages californiennes et hawaïennes dans les années 50 chez des adeptes du surf qui étaient des sportifs accomplis mais aussi des marginaux contestant la société puritaine et conservatrice américaine. On trouve les racines de ce mouvement dans le surréalisme du début du xxè siècle, dans le modernisme et la beat génération.
On doit à « l’esprit de la glisse » ou le « fun » l’apparition et le développement de nombreuses disciplines sportives , des marathons de masse au vol libre, du basket de rue au skate ou au windsurf, et, plus récemment, le canyoning, l’hydrospeed, le parkour, le wingsuit, snowboard… L’esprit « de la glisse » propose une forme de contre-culture sportive qui refuse la normalisation d’une pratique et place l’individu comme sa propre référence. Cet engouement en France pour une pratique sportive alternative produisant ses codes, ses couleurs, son habillement, son langage, notamment dans les années 80, a déstabilisé les fondements sur lesquels les organisations sportives fédérales étaient construites. Pour exemple, citons la Fédération Française de ski et sa difficulté à intégrer la pratique du snowboard ou plus récemment, l’intégration du skate aux jeux olympiques de 2024 en France.
Cependant, le fun à travers sa capacité à mobiliser des valeurs de liberté, d’individualité, d’autonomie ainsi que toute la mythologie de la route, de l’aventure et de l’exploit personnel fut l’objet d’enjeux marketing et commerciaux importants. On voit ainsi émerger très rapidement dans le début des années 1980 de nouvelles marques et de nouveaux acteurs de l’économie libérale détournant l’esprit de la glisse à des fins uniquement commerciales. En France, ce fut aussi l’occasion pour des marques associées au sport historique comme Adidas, de retrouver sous la présidence de Bernard Tapie, un élan inédit alors que l’entreprise était en faillite.
Ainsi, les pratiques subversives et les discours contestataires par le jeu d’une intégration progressive aux logiques de marché sont ramenés à des valeurs socialement reconnues et à un jeu acceptable pour la société capitaliste.
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En France, les grimpeurs Alain Berthaud, Patrick Edlinger, furent les grandes icônes de ce mouvement dans les années 80, cultivant un haut niveau de pratique sportive et un éloignement des cadres institutionnels proposés. Ils grimpaient dans des lieux isolés et valorisaient l’esthétique du mouvement, la connaissance de soi, la sensation, l’émotion, l’entretien du potentiel physique ; là où les pratiques traditionnelles du sport issues des valeurs de l’olympisme cultivent plutôt l’exploitation du potentiel physique, le geste mesuré, la perception, la distinction, la raison, les effets.
Comme l’écrit Alain Loret , « le mode de vie décalé des surfers californiens des années 50 ne peut être compris que par référence au mouvement beat et à ce que les américains appelèrent la Beat Generation. Ce mouvement contestataire s’inscrit dans la grande tradition libertaire américaine dont l’origine doit être recherchée avant tout dans un attachement profond à certaines valeurs naturalistes. La forêt, le coureur des bois, le trappeur individualiste, le culte de la simplicité et de la durabilité des biens (vêtements, matériels, outils, le pionnier, les animaux sauvages) représentent les principaux fondements symboliques de ce mouvement. »
Hommes des bois et trappeurs en tant qu’ils symbolisent à la fois la liberté et la nature sont éminemment présents dans le monde allégorique de la glisse. En ce sens, comment ne pas voir dans les balbutiements du traîneau à chiens en France, notamment dans les années 1970 le souffle du « fun » imprimant les pionniers du traîneau. L’aventure de François Varigas dans les années 80 ou le mushing pratiqué depuis des décennies par Joël Rauzy, aujourd’hui en Mongolie, reprend d’une certaine manière les codes de la « glisse » et exprime le besoin d’une confrontation aux éléments dans un univers non standardisé. Le musher évolue sans assistance extérieure, il ne recherche pas la vitesse, ne vise aucun record. Il fait sa trace, il n’y a pas de règle, l’énergie dépensée est colossale dans une aventure intérieure où la mort est présente. Les éléments se déchaînent et le sens se tissent dans l’action même, dans le mouvement conjoint d’un homme et de ses chiens. Il y a une nécessaire partie irraisonnée et une fonction cathartique dans ce type d’engagement qui métamorphose l’équipe homme-chien. Faire sa trace, avancer en neige vierge, là où aucun humain ne semble être passé constitue une sorte d’épreuve initiatique et un retour à la source du mouvement. Ce déplacement prend forme à travers un système complexe de relations entre chiens, homme et environnement. C’est une communauté homme-chien qui est engagée sur un territoire vierge de traces humaines. La neige autorise l’écriture d’une histoire nouvelle. Il faut créer une piste là où elle n’existe pas, dans une forme de sublimation de l’acte commun de se déplacer lentement pour créer une trace éphémère. La rencontre soudaine avec la piste d’un animal sauvage souligne l’idée d’une animalité retrouvée et d’une communauté d’existants. Le vent, le brouillard, le froid intense, l’absence de piste autorisent une confrontation avec les éléments qui renforcent l’intensité, la vulnérabilité et la joie d’une existence partagée. Un monde nouveau est possible, peut-être plus haut mais moins vite, moins fort.
Just for fun or just for win ?
Alain Loret, dans les années 1990, distingue deux types de cultures sportives qu’il nomme digitale et analogique. Cette partition nous éclaire sur des pratiques sportives qui sont en fait beaucoup plus nuancées mais elle a le mérite de poser un cadre clair et stimulant pour comprendre les orientations du sport.
La culture« digitale » correspond aux codes d’une activité normée qui se fonde sur un temps et/ou un classement. Les pratiques sportives issues de cette culture valorisent l’athlète qui va ignorer le plaisir ou la douleur contenus dans sa motricité pour ne considérer que le résultat et sa transcription chiffrée.
Dans l’« analogique », au contraire, le glisseur va rechercher le maximum de sensations et de jouissances. La glisse n’a pas de sens pour les autres car celui qui la pratique est sa propre référence.
Dans les pratiques digitales les manifestations sportives se déroulent dans des lieux standardisés et artificiels (piste damée de traîneau, parcours identique pour tous, distance chiffrée, sécurité des passages, boucles) qui permettent un contrôle de la stricte égalité des concurrents et aussi d’une certaine manière autorisent la mondialisation du sport : Les mêmes règles seront utilisées dans tous les pays. Il y a un gagnant et deux perdants (le 2è et le 3è). Les autres constituent une masse anonyme qui n’a pas accès à l’objet symbolique que constitue la victoire. Il y a là une « situation absolument unique d’exclusion sociale fondée et justifiée par le sport » (A.LORET– p275)
La relation sportive digitale va privilégier le rapport chiffré à l’autre et vise son exclusion symbolique.
La relation sportive analogique refuse la norme extérieure et l’individu est sa propre référence en matière de sport et de performance. Elle va se développer dans des lieux singuliers qui ne peuvent avoir d’équivalent ailleurs. Il s’agit plutôt d’écosystèmes, de lieux isolés, difficiles d’accès. La relation sportive analogique est centrée sur la sensation et ne vise pas l’élimination de l’autre. Au contraire de la relation de type digitale qui détermine des règles qui ne peuvent évoluer durant la course et vise l’élimination de l’autre, la relation de type analogique est une invitation permanente à continuer le jeu quitte à en transformer les règles. En ce sens, ce jeu « sauvage » ne peut avoir de valeur socialement reconnue. Il ne vise pas l’intégration de comportements et d’attitudes inscrits dans la logique sociétale, bien au contraire, il les conteste en frappant du sceau unique du plaisir et du fun son existence. Ce jeu, comme l’écrit Alain Loret, « n’existe pas en dehors de l’individu autonome et auto-référent qui joue »Il est impossible pour l’institution de chiffrer ce qui n’a de sens et de valeur que pour celui qui le produit. Ce musher disparaîtra avec sa trace balayée par le vent ou couverte d’une nouvelle neige. Au mieux, il laissera une empreinte littéraire ou cinématographique en faisant le récit de son aventure. Mais en aucun cas, sa production ne pourra être reconnue par l’institution sportive.
Pour Yves Bessas, créateur de la notion de « glisse », elle est « la clef de l’énergie. Elle est la danse avec les quatre éléments. En captant les forces marines éoliennes, telluriques et solaires, nous nous métamorphosons dans un état de transe qui est celui de la communion avec le grand tout. Toute glisse est un passage du fini à l’infini, du physique au métaphysique. Sur nos planches de surf, nos skis, nos planches à voile, nos ailes volantes, nous ne sommes pas loin de cette tentation d’absolu qui habitait Icare se rapprochant du Soleil »*
Le vainqueur et le finisher
Dans l’attelage canin en France des fédérations se disputent depuis plusieurs décennies la représentativité de la pratique. Elles ont développé une cléricature bénévole à travers les fédérations, ligues, clubs, entraîneurs et éducateurs sportifs. Elles semblent conduire le sport dans une seule direction : La performance chiffrée, le podium, la victoire, le record et l’exploit. Elles sont calquées sur les modèles d’une organisation sportive qui a vu le jour avec l’industrialisation de la société et paradoxalement, j’en fait l’hypothèse, sont nées du fun qui la refuse.
Il y a 20 ans en France, l’« esprit de la glisse » habitait encore la pratique de la mi-distance . Une frontière symbolique existait entre les pratiquants de sprint et les autres. On qualifiait les « sprinters » de « compétiteurs », terme péjoratif pour celui qui l’utilisait. La mi-distance c’était autre chose, une forme de passage initiatique pour entrer dans le monde des « grands du mushing », ceux de la longue distance. Les chiens n’étaient pas les mêmes, l’habillement était différent, l’ambiance était moins crispée sur la victoire, on revendiquait une solidarité entre mushers, on acceptait de passer sur une piste juste tracée par une motoneige et balayée par les vents. La mythologie des grands espaces du Yukon et de l’Alaska planait sur les stake-out*. Seule la longue distance permet d’échapper pendant quelques heures à la structuration et l’organisation de la course. Cette distance qui sépare et isole les concurrents crée des temps de solitude avec les chiens qui viennent occulter l’objectif (l’arrivée) pour autoriser la sensation d’être là dans un « nulle part » qui pourtant semble dire toute la vie. On oublie la course, elle devient secondaire, elle est le substrat à une expérience intérieure et un partage collectif improbable avec une équipe canine. On évolue dans un environnement hostile où le froid, la fatigue et le rythme cadencé du trot des chiens créent les conditions d’une forme de transe. Le concurrent que l’on croise parfois sur la piste est d’abord à saluer, car à moins d’être dans le trio de tête, les autres mushers partagent un objectif commun qui n’a de sens que pour chacun : Finir la course. Etre « finisher », c’est se dire un jour « just do it », leitmotiv des marathons de masse ou des ultratrails depuis des dizaines d’années dans lesquels un nombre infime de participants se disputent les premières places quand l’immense majorité sont là pour se dire «je l’ai fait».
Le « musher-trappeur », une espèce en voie de disparition
La professionnalisation du secteur de l’attelage canin par la création d’un diplôme fédéral (1999) puis d’un diplôme d’état ( 2007) s’est accompagnée à partir des années 2000 d’une volonté de l’administration du mushing français d’effectuer une sorte de purge de la pratique sportive et d’évacuer symboliquement les codes du «musher-trappeur» pour ne valoriser que ceux du «musher-compétiteur». Dans les marges, il est accepté comme témoins d’un passé révolu quelques adeptes de la randonnée, licenciés sous l’intitulé «loisirs» quand d’autres le sont sous l’intitulé «compétition» voire «compétition internationale». Est-ce à dire que pour l’institution sportive la compétition avec des chiens n’est pas un loisir et qu’elle remplit d’autres fonctions ?
Pour Alain Loret, c’est certain. La compétition sportive reproduit à petite échelle les codes et les normes de la société occidentale. Elle est une invitation permanente à ne pas les oublier et surtout ne pas les transgresser.
Les grandes courses françaises ne peuvent objectivement pas proposer des distances et des environnements propices à la course de longue distance qui reste la référence symbolique en matière de course de traîneau. En effet, une participation à l’Iditarod* ou la Yukon Quest* simplement en tant que « finisher », sans même viser un podium, à une autre valeur symbolique qu’un titre de champion de France, voire de champion du monde de sprint. Ce qui est intéressant par ailleurs car la valeur d’échange de la pratique digitale n’a pas encore trouvé de modalités de partage autre que symbolique. L’amateurisme et la confidentialité du sport de traîneau en France préserve des détournements et des récupérations tant médiatiques que financières.
Depuis quelques années, des organisations de courses de sprint et de mi-distance proposent aussi un format « randonnée » que l’on peut voir de deux manières. A la fois comme une façon d’intégrer deux visions du sport en réunissant sur un même site des champions de la discipline et des adeptes de la « rando », de l’expérimenté au novice. On peut aussi regarder cette coexistence d’une compétition et d’une randonnée sur un même évènement comme une façon de ramener une pratique « sauvage » dans les marges contrôlées de la relation sportive digitale afin de la faire rentrer dans les cadres d’un jeu socialement reconnu.
Dans toutes les courses les participants ne sont pas mélangés et un attelage en randonnée ne peut croiser ou être doublé par un compétiteur. Quelques manifestations, appelées tout simplement « rando » ont tenté de créer des participations de masse en réunissant juste pour le plaisir des mushers d’horizons différents. Elles proposent des distances et formats adaptés dans lesquels chacun, en fonction de ses propres envies ou objectifs, peut s’inscrire. Il n’y a pas de classement et l’ambiance de la fête et de la convivialité sont valorisés en lieu et place de la performance chiffrée.
La figure de l’athlète
Progressivement la cléricature du mushing a imposé son style, celui de l’athlète. Ces dernières années, les courses de mi-distance ont connu un réel engouement en France. Elles se sont progressivement transformées en courses de sprint long, en en empruntant les codes et l’organisation, en spécialisant des types de chiens sur ces distances. Paradoxe, car cette migration des sportifs vers la mi-distance correspond certainement à la base à une volonté de sortir d’un format trop court, trop standardisé, trop éloigné d’un idéal de l’attelage porté par les courses de longue distance et les expéditions. Néanmoins, force est de constater qu’il ne s’agit que d’un déplacement d’une compétition hautement codifiée vers un format plus long dont l’objectif reste l’établissement d’un classement, l’exclusion symbolique des perdants, la consécration d’un dieu du stade.
Les chiens ont subi une forme d’uniformisation vers un type profilé au poil plus court (même chez les nordiques), a la musculature développée, dans un souci permanent d’augmenter le rapport force-vitesse, la souplesse, la motivation à l’attelage, la sociabilité et le contrôle. Le chien a l’image du sportif moderne est façonné pour une utilisation maximale de sa motricité, une motivation à l’attelage quasi suicidaire puisqu’elle demande la vigilance du musher, notamment lorsqu’il fait très chaud. Qu’est-donc que cet animal qui, semble-t-il sans contrainte extérieure ou motivation extrinsèque (leurre, récompense ), est capable de mettre sa propre vie en danger ?
La prégnance du staff vétérinaire notamment dans les courses à étapes est bien évidemment un progrès pour la santé et la sécurité des chiens. Cependant, elle oriente la discipline vers une tendance générale de la société et de la santé publique qui privilégie le traitement à la prévention ( Panacée à Hygiée* ) et, sous couvert de bonne santé et de bien-être animal participe au contrôle permanent des existences, hommes et chiens.
« Ainsi, la vie est désormais tout le temps sous contrôle, car constamment « protégée » et « soumise » à l’agrément d’une bonne santé. » (Michela Marzano – » Foucault et la santé publique »)
Cette médicalisation de la pratique sportive est pour l’instant principalement orientée vers l’animal et calque le fonctionnement du sport professionnel dans d’autres disciplines. La vie d’un chien sportif est une existence tournée vers la santé, les soins médicaux, l’hygiène nutritionnelle, l’équilibre psychologique et l’éducation. Il s’agit bien là de tenter de prendre en compte le canidé dans sa globalité et de maîtriser le plus possible de paramètres dans un souci de contrôle sanitaire, de bien-être physique et de performance sportive afin d’exploiter à court ou moyen terme ses capacités dans un objectif de rendement maximal.
Pour beaucoup de mushers, cette attention généralisée va de soi. Ainsi, on voit s’engager dans des courses de mi-distance en France des compétiteurs soutenus par un staff personnel de handleurs, de masseurs, d’ostéopathes canin, même de vétérinaires, en plus de l’équipe de vétérinaires bénévoles participants à l’organisation de la course. Le mushing devient une affaire d’ingénieurs, d’experts en génétique, nutrition, santé, entraînement, éducation, matériel… orientée vers la fonction de traîne. On mesure, on pèse, on calcule, on organise, on planifie, on teste. Le chien-athlète semble aller au bout de ses capacités ignorant la douleur contenue dans sa motricité, suspendu à la joie de courir, pour qui ? Pour quoi ? Nul ne le sait et ne cherche à le savoir. Le musher, sincère dans sa relation, félicitera chaleureusement ses chiens sur la ligne d’arrivée, quel que soit le résultat de sa course. Cependant, ce qu’il est venu chercher, c’est la transcription chiffrée de sa performance, sésame d’une reconnaissance sociale.
Cette conception du mushing correspond à une vision européano-centrée qui situe le chien, quels que soient les soins et l’attention apportés, comme un moyen au service d’un projet de compétition pour lequel le principal intéressé n’a jamais « son mot à dire ». La limite entre l’exploitation et la coopération avec l’animal est souvent ténue et faute de pouvoir échanger clairement avec un chien, le bilan médical et l’éthique supposée du musher sur les stake-out* font office de passeport à la continuation de la course. Ce sésame médical fait lui même l’objet d’un prix (Best Dog Care) attribué par le staff vétérinaire selon des critères plus ou moins objectifs (Bonne santé globale de l’équipe, chiens avec une musculature homogène, chiens qui sont en forme à la fin d’une étape, interaction des mushers et des chiens, travail sur la récupération active, travail sur la récupération passive , attitude du musher lors de recommandations de soins par un vétérinaire…). Mais quid des compétences professionnelles d’un vétérinaire à juger de la qualité de la relation homme-chien ?
Ainsi la course de traîneau, n’est qu’une mise en scène de comportements et d’attitudes attendues par la société dans laquelle la relation homme-animal est mise en spectacle pour mieux dissimuler la logique guerrière de la compétition (« Plus haut, plus vite, plus fort ! ») et l’apologie d’une humanité toute puissante.
La relation homme-chien est soumise à une pollution égotique qui la transforme en moyen pour accomplir une fin humaine alors qu’elle est une invitation permanente du vivant à partager le monde et non à l’exploiter. La relation homme-chien, regardée sous l’angle du mutualisme ou de la coopération, association improbable de deux espèces vivantes depuis des millénaires, doit être valorisée prioritairement comme l’expression d’une qualité de la vie à conserver.
L’urgence climatique, impactant directement le sport, et l ‘extinction massive des espèces vivantes doivent venir percuter les acteurs du traîneau à chiens. Ils sont directement concernés par la disparition de leurs lieux de pratique, par la hausse des températures terrestres qui sont les conséquences d’un environnement maltraité, d’une logique de croissance et de progrès infinis.
Des atouts et des enjeux
L’enlisement des fédérations sportives
Selon les analyses d’Alain Loret, un problème s’est posé dans les années 1990 pour les fédérations sportives, à savoir celui de l’intégration des pratiques alternatives et des valeurs de la contre-culture.
Pour les fédérations de traîneau à chiens, l’enjeu fut d’abord l’organisation et la reconnaissance institutionnelle d’une activité sportive encore marginale mais qui connaissait un vrai engouement.
En théorie des sciences de l’organisation, la phase « organisée » caractérise une « matrice culturelle » comme ayant atteint son plus haut degré d’évolution. C’est à dire qu’elle est parvenue à un stade de maturation où la gestion pure des pratiques organisées (courses, formation) est la raison de son existence. Ce qui depuis le milieu du xxè siècle est la situation des pratiques organisées par les institutions sportives qui se sont nourries des valeurs de la société industrielle. Ce semblent être le cas aujourd’hui des fédérations de traîneau à chiens. A ce stade de développement, c’est l’existence et la survie du cadre institutionnel qui oriente le sens donné à la pratique et la condamne à se nourrir de querelles partisanes, de luttes d’égos, d’intérêts minoritaires dans lesquels, fort heureusement, les intérêts financiers sont encore absents.
Mixité et intergénération
De nombreux atouts permettraient de donner un élan inédit à la pratique du mushing tout en opérant une révolution en accord avec les enjeux environnementaux et sociétaux.
Le mushing est une discipline mixte et intergénérationnelle même en compétition, dans laquelle le genre et l’âge ne définissent pas exclusivement les catégories. Les fédérations sportives n’ont jamais désiré mettre en avant ce particularisme puissant qui raconte une autre manière de faire du sport à travers des disciplines non conformes à l’établissement de catégories sociologiques qui assignent des rôles, des tâches voire une citoyenneté en fonction de l’âge et du genre.
Nous en sommes encore au constat béat d’une féminisation importante de la pratique et d’athlètes féminines qui montent sur tous les podiums ou à celui de mushers de plus de 60 ans qui « grillent la politesse » aux jeunes dans les compétitions internationales. N’y a-t-il pas là des symboles bien plus dignes d’une humanité heureuse et conviviale que des coupes et des médailles élevées à la barbe des perdants ?
La place du chien sportif
La place du chien de traîneau et particulièrement du chien sportif dans la société ne trouve pas les formes d’une expression autre que celle d’un défi commun( humain-canin) vers les marches d’un podium. Le chien est l’impensé de ce sport car il est complexe et ce que nous en savons aujourd’hui n’est que partiellement assumée dans le monde du traîneau.
Les chiens ont connu des transformations physiques notoires et en même temps bénéficié d’une augmentation qualitative des soins, de l’alimentation et de l’attention quotidienne. Cette attention repose, en apparence, plus sur le pilier de la santé que de la relation, plus sur une volonté de maîtrise du vivant que sur une attention à son expressivité.
Quelles peuvent être les motivations d’un chien à l’attelage en dehors du plaisir de courir ? A -t-il le sens de l’équipe, de l’effort commun ou participe-t-il dans un flou sensoriel teinté de joie et de contraintes ? Le chien de traîneau travaille t-il ? A t-il conscience de ce travail ? Sait-il improviser ou répond-il à un conditionnement, à son instinct ? Qu’est-ce qu’un groupe de chiens ? Que produit en terme d’individualité canine la vie quotidienne dans un collectif de nombreux chiens ? Tout musher possède ses réponses à ces questions. Mais quid de leur mise en commun, de leur partage, de leur transmission, de leur validité dans une culture qui place la compétition ou la prestation touristique comme seul horizon ?
Allons plus loin, il n’existe pas actuellement dans le traîneau à chien un savoir, un corpus de connaissances transmissibles qui s’appuyant sur la recherche scientifique favorise l’amélioration des comportements et des techniques qui conduisent à la victoire. Bien évidemment, ce manque pose la question de l’existence des formations et des contenus transmis.
Le mushing semble se développer à la marge des connaissances en éthologie, en sciences sociales, en philosophie phénoménologique, en marge de ces pensées qui établissent l’existence d’une conscience animale, de cultures animales et par voie de conséquence reconnaissent l’animal comme « sujet » de sa propre existence. Intégrer la perspective du chien dans la pratique est un enjeu majeur car elle ouvre aux notions de territoires partagés avec d’autres espèces et de communauté hybrides homme-animal (D.Lestel) qui sont des modalités de lutte contre la disparition des milieux de vie et l’extinction massive des espèces.
La relation homme-chien regardée par le prisme de la compétition culmine dans l’exclusion de l’autre et dans la guerre. Regardée, par celui de l’entraide et de la coopération, elle culmine dans le partage et dans l’amour.
Lutter contre la privatisation des lieux de pratique
De nombreux pratiquants s’inscrivent dans les courses pour le plaisir de faire du traîneau, pour s’immerger dans une ambiance, pour partager une passion commune, pour apprendre sans aucun espoir de figurer dans le trio de tête. Pour ces pratiquants, il s’agit d’une expérience personnelle, d’un défi commun avec leurs chiens qui ne parvient pas à trouver d’autres cadres d’expression que celui de la course. La pratique souffre entre autre chose d’un vrai déficit d’infrastructures, de lieux pour s’entraîner ou se promener. Ces lieux sont majoritairement verrouillés par les mushers professionnels qui depuis longtemps ont compris l’intérêt de contractualiser leur présence avec les élus locaux en y intégrant l’exclusivité de la pratique du mushing sur certains sites, invoquant l’imparable argument de sécurité et son corollaire de responsabilités. Cette situation contribue bien évidemment à atrophier le dynamisme associatif et les logiques coopératives au profit d’un opportunisme favorisant les logiques individuelles et la privatisation du sport. Ainsi, la course pour certains mushers et leurs équipes de chiens est le seul moyen de pouvoir évoluer sur une piste damée. Porteurs d’autres valeurs que ceux de la compétition, figurants d’un spectacle dans lequel ils ne joueront jamais les premiers rôles, ces participants ne méritent-ils pas mieux que de s’inscrire dans un jeu social qui les intègre pour mieux les exclure ?
Esthétique de l’attelage : Une maison commune ?
Dans la langue inuit, le mot « qimuksiq » décrit comme un tout l’homme qui voyage en traîneau avec ses chiens (Therrieu 1987). Il me semble que quelle que soit le type de pratique d’attelage, c’est cette unité qui est recherchée par chacun. Le vocabulaire français et anglais peut difficilement rendre cette unité et les mots utilisés (conducteur de chien de traîneau, mushing, dog sled driver ou dog-sledder voire dog-teamer) rendent difficilement comptent de la relation sociale homme-chien. Ces mots ont plutôt tendance à réifier les chiens et à séparer les éléments constituant l’ensemble.
En effet, comment comprendre quelque chose si l’on sépare l’homme de son traîneau, des chiens, de leur environnement, de leurs perspectives, des types de relation qu’ils ont développé et de ce que là, dans l’instant, ils font ensemble ? Si pour les Inuits les relations et les voyages avec les chiens s’inscrivaient dans un système social complexe et dans une forme d’interdépendance liée à la survie, pour nous occidentaux l’enjeu est plutôt récréatif. Il répond à une organisation de la vie qui sépare les temps de travail, de loisir, le privé du public et, concernant le chien, le place sous contrôle permanent. Toutefois, l’engagement que constitue la vie avec un groupe de chiens de traîneau répond certainement à d’autres enjeux personnels qu’une simple activité de loisir.
J’ai décrit un peu plus haut des catégories de pratiques qui ne rendent pas complètement compte des situations de chacun. Ces situations sont en fait plus métissées, plus complexes, plus nuancées. Je pense qu’une convergence des pratiques est possible lorsqu’elles sont regardées sous l’angle de l’image et d’une mythologie commune.
Dans la recherche d’une gestuelle parfaite, d’un mouvement coordonné et harmonieux de tous les composants de l’attelage, une esthétique du mushing se dessine.
Dans les photographies de courses de vitesse cette esthétique révèle son caractère analogique par l’utilisation de certains codes de la glisse. L’attelage est souvent présenté dans sa dimension aérienne. Les chiens dont les pattes ne touchent plus la piste, sont en suspension dans l’air. Le musher dans les virages paraît en rupture d’équilibre, le traîneau se désarticule. L’ensemble de l’attelage semble prêt à s’envoler. Cette dimension aérienne est présente dans de nombreuses disciplines analogiques et les photos de ces instants entre ciel et terre fourmillent dans les magazines et vidéos de glisse.
Le mouvement coordonné des chiens, utilisant les mêmes appuis et dont la ligne des dos est parfaitement rectiligne, renforce la sensation d’harmonie et de cohésion. L’unité d’un assemblage improbable de vivants (canins et humain) et d’un traîneau se magnifie dans les courbes.
Ce sont parfois les portraits de chiens en plein effort qui soulignent le caractère sauvage et inquiétant du chien, gueule ouverte sur des dents carnassières, l’oeil fixe du prédateur. Ces images nous montrent aussi des chiens au regard halluciné, où l’expressivité semble s’être vidée de sa palette d’émotions pour n’incarner que l’effort d’une motricité parfaite et d’une motivation totale.
Le musher révèle aussi sa force d’évocation lorsqu’il est présenté encapuchonné dans une parka grand froid, la barbe gelée, les sourcils blancs de givre. La nature dans ce qu’elle a de plus âpre, à travers le déchaînement des éléments, s’invite sur son visage. Elle y inscrit des douleurs dans ses ridelles contractées, une souffrance sur ses lèvres tuméfiées. La lutte et le combat contre les éléments ont strié de fatigue un visage tout en couleur, on perçoit qu’une petite mort s’est invitée au festin des vivants puis qu’elle a tourné le dos face à la volonté humaine.
L’iconographie du traîneau à chiens est inséparable des représentations de grands espaces sauvages enneigés dans lesquels l’attelage n’est qu’un point ou plutôt un trait presque invisible dans un désert glacé. C’est la puissance allégorique du coureur des bois, de sa solitude, de son adaptation à un environnement hostile et grandiose qui est ici présentée. C’est aussi l’idée d’une communion avec la nature, d’une coopération totale et enivrante avec le premier animal domestiqué, puisque la survie de l’équipe homme-chiens dépend de leur capacité à faire et à vivre ensemble.
Le flux incessant d’images publiés sur les réseaux sociaux ne permet guère d’originalité. Ces images traduisent le plus souvent une volonté de montrer une relation forte avec un groupe de chiens, des conditions de vie respectueuses de bien-être, un lien et une communion avec l’attelage et un environnement où se côtoie beauté, hostilité et vie sauvage déshumanisée. Chacun en jouant de sa différence rejoint finalement un espace de références communes.
Il y aurait donc bien là un lieu commun, une maison commune aux mushers de tout bord et de tout poil. Un lieu qui est plus un imaginaire partagé et que la vie, les rencontres, les opportunités ont coloré pour chacun différemment. Cette maison commune, parfois vampirisée par certains de ses avatars comme la compétition qui ne fait en fait qu’occuper un terrain en friche, mériterait une autre approche plus en lien avec un mode de vie où les compagnons canins gagneraient en autonomie. Certains mushers tentent l’aventure d’une installation dans les pays scandinaves ou ou Canada, pour d’autres c’est la professionnalisation qui permettra de donner un sens plus global à leur pratique et de se rapprocher d’une vie rêvée.
Toutefois, la rupture avec un modèle européano-centré où l’humain garde la maîtrise des relations et des territoires n’est pas encore à l’ordre du jour. L’éclairage que nous donne aujourd’hui la compréhension des relations de compagnonnage des peuples premiers avec leurs chiens, notamment les Inuits ouvre des perspectives. A chacun d’engager chez lui, pour lui et ses compagnons canins les expériences significatives qui vont peupler dans le sens de la coopération et de l’entraide la maison commune.
En conclusion
Dans ce texte, j’ai tenté de clarifier le système de valeurs sur lequel le mushing repose aujourd’hui en France, en me limitant à l’organisation et aux pratiques que je connais et dont je suis aussi un acteur. J’ai aussi essayé de souligner qu’une pratique sportive plutôt marginale comme le traîneau à chiens peut participer activement aux défis environnementaux et sociaux que les cinquante prochaines années paraissent dessiner. De même, l’absence de réflexions, d’interrogations et d’engagements forts des acteurs du traîneau notamment en matière environnementale conduiront à terme à la disparition de cette activité. De mon point de vue, la compétition repose sur un système de valeurs qui est aujourd’hui intenable et nécessite une révolution axiologique vers l’entraide et la coopération.
A cette fin j’ai soutenu que :
- Le mushing s’est développé en France dans un esprit de contre-culture sportive.
- La compétition en traîneau s’est imposée petit à petit comme mode unique d’expression et d’existence de la pratique sportive en France depuis 30 ans.
- La relation très forte et positive qui lie les chiens et leurs mushers, fondement de la pratique sportive et de son intérêt, ne parvient pas à s’incarner en France autrement que sous l’angle de la compétition qui la détourne de sa valeur et de sa fonction de « qualité de la vie à conserver » pour servir uniquement une motricité mise en spectacle et en chiffres.
-Le système de valeur du sport historique, issu de l’ère industrielle, est aujourd’hui inadapté aux enjeux environnementaux et sociétaux. - Le mushing est porteur de valeurs d’entraide et de coopération.
- Le chien dans les sports de traîneau est regardé principalement à travers sa fonction d’attelage.
- Le bien-être du chien d’attelage est d’abord envisagé sous le prisme de la santé en vue d’une performance chiffrée.
- La relation à l’animal est un enjeu majeur. 60 % des espèces animales terrestre ont disparu en une décennie.
- La relation au chien est le pillier de la pratique est constitue »une maison commune » qui réunit les différents type de pratique d’attelage
La joie exprimée par les chiens de traîneau au moment du départ d’un attelage m’apparaît toujours comme une grande énigme. Cette joie contraste avec l’attitude mesurée du musher. Dans ce moment particulier qu’est le départ d’un attelage de chiens, deux motivations opposées se révèlent. D’un côté des chiens exprimant avec véhémence leur plaisir de courir et de l’autre l’attention mesurée, fiévreuse du musher qui a organisé ce départ et veille à la sécurité.
Le chien ne serait-il pas au fond le partenaire fun de l’attelage ? Ne serait-il pas le gardien de l’esprit de la glisse débarrassé de ses excroissances commerciales et marketing ? Si aucun chien ne monte sur un podium sans y être fermement invité par son musher, c’est que le lieu est vraisemblablement sans intérêt dans une perspective de chien.
Alain LORET– Génération Glisse « Dans l’eau, l’air, la neige…la révolution du sport des « années fun »- Editions Autrement-Série Mutations N°155-156-1995
Yves BESSAS– La glisse- FAYARD-1982
* Panacée est la déesse de la thérapeutique, des médicaments, du traitement des maladies, elle se préoccupe de ce qu’il faut faire quand le mal est là. Hygiée incarne, quant à elle, l’attitude qui consiste à « tout faire pour ne pas tomber malade. Elle s’intéresse à l’ordre normal, c’est-à-dire à notre moderne prévention » ( Marc Renaud, 1991). )
Dominique LESTEL-Les origines animales de la culture-Flammarion-2001