Symptômes de ce qui semble être une dérive et une évolution mortifère, le mushing français se perd dans le consumérisme et les valeurs de la compétition. Ces deux tendances l’orientent vers la dépendance aux experts et vers l’entretien de valeurs d’opposition et de destruction symbolique de l’autre.
Pourtant, il n’y pas si longtemps, le musher était un adepte du DIY (Do it yourself), construisant, rénovant, bricolant avec ses moyens et son réseau toutes sortes d’engins à roues, ses traîneaux, ses harnais, ses colliers, sa stake-out, sa remorque etc… Comment expliquer que cette tendance à faire soi-même, dans une sorte de philosophie de la débrouillardise et de la bidouille, tend à disparaître au profit d’un consumérisme de plus en plus évident ?
Des mushers sur-équipés pour du traîneau spectacle
Pour qui a connu le mushing des années 80 jusqu’à celui du début des années 2000, un constat saute aux yeux : L’hyper équipement actuel des participants aux courses de traîneau du novice au confirmé.
Les stake-out* des courses de traîneau à chiens sont à ce titre très significatives et permettent de passer en revue cette évolution : tenue vestimentaire d’alpinistes, camping-cars ou fourgons, camions ou bus tout aménagés, remorques et traîneaux dernière génération, 4×4 avec cellules réalisés par des professionnels, kart d’entraînement et de course uniformisés, trottinettes et vélos haut de gamme etc… A cela, on peut ajouter aussi la cohorte des accompagnants : handlers, masseurs, ostéopathes et même vétérinaires pour certains en plus de ceux de l’organisation de la compétition. La « Team » vient qualifier l’équipe homme-chiens comme dans les sports professionnels.
Concernant les matériaux utilisés, le bois est de moins en moins présent alors qu’il constitue une des matières premières de l’avenir. L’aluminium et le plastique ont envahi un sport qui surfe en permanence sur des valeurs écologiques et n’a que peu d’exigences en ce domaine.
Un regard sur le contrat de délégation signé par la fédération française en 2023 (FFST) auprès du Ministère des sports permet de connaître les ambitions sur l’écologie et le développement durable. Ils sont peu ambitieux et répondent plutôt aux cahiers des charges du Ministère qu’à une volonté d’être un acteur engagé dans une démarche prospective en matière d’écologie et développement durable. D’autre part, le nombre de courses de traîneau tend à diminuer comme le nombre des participants ; mise à part sur quelques évènements phares qui se sont imposés aujourd’hui comme les références en terme de mushing français et qui utilisent de plus en plus les codes du sport spectacle.
La raréfaction des courses sur neige, la diminution des pratiquants, l’engouement pour les pratiques dites de « mono-chien » (cross canin, VTT ), la disparition des lieux de pratique, le réchauffement climatique, l’enneigement aléatoire et de plus en plus en court, tout comme l’augmentation de la mise sur le marché de professionnels formés (DEJEPS ou titre musher) devraient inciter à « planter l’ancre à neige » et à réfléchir collectivement à l’avenir d’une pratique sportive en sursis.
Des compétences déléguées
La niche de création et vente de matériel d’attelage canin a vu se développer des entreprises qui ont participé à un changement et des améliorations certaines dans le matériel utilisé par les mushers. Proposer son expertise et ses compétences techniques par la création de matériel adapté à une pratique est un processus qui va de soi. La création d’une entreprise support de cette expertise a du sens pour certains mushers dans le cadre d’une activité professionnelle plurielle.
On peut aussi noter que la création de la filière professionnelle (Brevet d’état fédéral, DEJEPS attelage canin et Titre musher) n’a jamais intégré de manière sérieuse cet aspect essentiel de la pratique que constitue le bricolage, la réparation, l’entretien, la rénovation du matériel qui demande des compétences dans de multiples domaines (maçonnerie, menuiserie, soudure, couture, mécanique …)
Peu à peu s’est installé une délégation des compétences qui touche aujourd’hui des basiques de l’activité : Faire sa ligne de trait, créer sa stake-out, recoudre un harnais, construire ou réparer son traîneau. L’artisanat des premières décennies du mushing français cède la place progressivement à une standardisation du matériel et à la multiplication des « experts -revendeurs ». Cette évolution semble plutôt ressentie par les mushers comme une amélioration car le matériel passe par des processus professionnels et semblent répondre aux attentes de la discipline.
Cependant, le contexte dans lequel cela s’est engagé a créé une dynamique d’un « toujours plus », d’un « toujours mieux » qui, peu à peu, a posé les normes de la pratique, a défini des seuils d’acceptabilité du matériel et a engagé les concepteurs dans des voies parfois surprenantes, comme récemment la création de kart à chiens à assistance électrique.
Bien évidemment, cette économie génère aussi un marché de l’occasion qui permet au moins fortunés de bénéficier de matériels usagers mais de bonne facture. Ce matériel d’occasion réactivent malgré eux un système de réparation, d’entretien de ce qui a déjà vécu et mobilise les compétences et les réseaux locaux.
Faire du traîneau en jean ?
Il semble que peu à peu les codes de la compétition aient emprisonné la pratique. Celle-ci est traversée de conditions implicites déterminant la manière dont on va entrer et évoluer dans l’activité sportive. Ces règles constituent une norme sociale à laquelle le débutant est contraint d’adhérer pour appartenir au groupe et pour être identifié par ses pairs. Il partage ainsi des habitudes, des valeurs, des croyances, un matériel, un habillement qui contribuent, au-delà de rassembler le groupe, à exercer un contrôle social.
Il est à peu près certain qu’une grande majorité des mushers français sont plus traversés par les rêves de grands espaces et de courses solitaires avec leurs chiens que par ceux de podiums et d’organisation bruyante des courses. Toutefois, la tribu mushing a adopté les codes du compétiteur qui culmine dans la figure du « musher-ingénieur » ou du « musher éducateur-sportif » et impose une vision de la pratique.
Bien évidemment, faire une course avec un jean, des guêtres et un traîneau en bois est toujours possible et les chiens ne le reprocheront pas à leur musher. Cependant, la communauté du mushing saura à sa manière rappeler les règles implicites du groupe.
(Dans un autre article nous verrons comment les années 2000 du mushing français se sont inscrites dans une « purge » de l’activité pour évacuer l’image du « musher trappeur » au profit du « musher ingénieur » et de la transcription chiffrée de la performance)
Do It Yourself
Bien sur, comme autant de contre-exemples, on trouve encore quelques « Géo Trouvetou» qui construisent eux-mêmes leur matériel, rénovent, bricolent, inventent, réparent et s’inscrivent dans la filiation des pionniers français où les sports attelés se mêlait à l’artisanat, la bricole et la débrouille. Ils participent à un mouvement plus vaste et très actuel le DIY (Do It Yourself) qui se veut, dans ses franges les plus engagées politiquement, une mise en pratique de l’écologie et de l’anticapitalisme luttant contre la production infini de matériel et la consommation. On trouve les racines de ce concept dans les mouvements de contre-culture des années 1950, puis ensuite dans la culture punk des années 70.
Philosophie de l’action, le DIY envisage la question du manque de moyens, des surplus de matière, d’objets ou de structures comme une richesse. Il s’agit de ne plus déléguer ce que l’on peut faire soi-même en se passant des spécialistes et des experts.
Cependant, «le savoir artisanal est un savoir du temps long » (Schwint*) qui demande de la sagacité, de la souplesse d’esprit, de la débrouillardise, des habiletés diverses et de l’expérience. Or la société contemporaine se caractérise, entre autre, par son accélération dans tous les domaines de l’existence et par sa liquidité, c’est à dire sa capacité à se désengager rapidement, à assumer l’éphémère, à zapper, à surfer l’incertitude et vivre le présent (Zygmund Bauman*). Notre culture de la consommation nous a ainsi appris le vieillissement rapide des choses (obsolescence programmée) et leur remplacement immédiat par un acte d’achat du même objet ou d’un modèle encore plus perfectionné.
Le Loup et le chien
Comme une coque de noix sur un océan, la planète mushing semble n’avoir rien à dire du monde qui l’entoure. Bien confortablement installé dans son traîneau de nanti européen, le musher français consomme du matériel qu’il ne construit plus, comme il consomme aussi la motricité de ses chiens dont il cherche toujours les limites. Le modèle fédéral du sport historique lui a construit une superbe niche, le promène avec un collier douillet, le nourrit d’excellentes croquettes pour l’encourager à monter sur un podium et entretenir la « fable olympique » .
le Loup, d’une autre fable de Jean de la Fontaine pourrait lui répondre stupéfait :
« Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? Pas toujours, mais qu’importe ?
Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.
Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encor. »
(extrait de : Le loup et le chien)
- Stake-out : Longue chaîne fixée entre deux piquets permettant l’attache des chiens avant un départ en atellage. Lieu où sont regroupés les mushers, leurs chiens et leurs véhiculent pedant une course de traîneau.
- Didier Schwint Savoir artisan de fabrication et détournement du temps- Sociétés 2002/2 (no 76), pages 33 à 48
- Zygmund Bauman « La vie liquide » 2013-Hachette Pluriel