« On était tous aux anges[…] on remplissait notre noble et unique fonction dans l’espace et le temps, j’entends le mouvement. »
J. KEROUAC
Le traîneau à chiens est-il un sport de glisse ? Pour beaucoup, la question ne se pose pas, c’est une évidence.
Le traîneau à chiens permet au musher de glisser sur la glace ou la neige. Mais il ne s’agit là que d’une approche technique dans un but d’efficacité. D’autre part, cette glisse est partielle car les chiens courent, trottent ou marchent. Le musher peut également descendre du traîneau pour courir ou patiner afin de soutenir la progression de ses chiens. La « glisse » est bien autre chose.
Pour comprendre que le musher ou le ski-joerer n’est pas ou rarement un glisseur en France, il faut effectuer un saut qualitatif pour accéder aux valeurs et symboles et se plonger dans l’histoire proche du sport.
Je fais l’hypothèse que le développement du traîneau à chiens en France est à relier avec le développement de « l’esprit de la glisse » qui a révolutionné le monde du sport dans la seconde moitié du 20è siècle en Europe et aux Etats-Unis. D’autre part, je soutiens que la compétition s’est progressivement imposée comme le mode de référence unique de la pratique du traîneau à chien et qu’elle infuse l’imaginaire, les savoirs-faire et les savoirs-être tout en ne produisant que très peu de connaissances et de savoirs. La compétition détermine notre mode de relation au chien d’attelage. L’adhésion à ce modèle compétitif, moteur des sociétés occidentales, ne produit que des actes de soumission, de conformisme aboutissant à la création de contextes guerriers. Cette voie qui structure nos manières de faire, d’agir et de penser est incompatible avec les enjeux environnementaux et sociétaux actuels.
La glisse, ce mouvement de contre-culture, a trouvé une forme d’expression sur les plages californiennes et hawaïennes dans les années 50 chez des adeptes du surf qui étaient des sportifs accomplis mais aussi des marginaux contestant la société puritaine et conservatrice américaine. On trouve les racines de ce mouvement dans le surréalisme du début du xxè siècle, dans le modernisme et la beat génération.
On doit à « l’esprit de la glisse » ou le « fun » l’apparition et le développement de nombreuses disciplines sportives , des marathons de masse au vol libre, du basket de rue au skate ou au windsurf, et, plus récemment, le canyoning, l’hydrospeed, le parkour, le wingsuit, snowboard… L’esprit « de la glisse » propose une forme de contre-culture sportive qui refuse la normalisation d’une pratique et place l’individu comme sa propre référence. Cet engouement en France pour une pratique sportive alternative produisant ses codes, ses couleurs, son habillement, son langage, notamment dans les années 80, a déstabilisé les fondements sur lesquels les organisations sportives fédérales étaient construites. Pour exemple, citons la Fédération Française de ski et sa difficulté à intégrer la pratique du snowboard ou plus récemment, l’intégration du skate aux jeux olympiques de 2024 en France.
Cependant, le fun à travers sa capacité à mobiliser des valeurs de liberté, d’individualité, d’autonomie ainsi que toute la mythologie de la route, de l’aventure et de l’exploit personnel fut l’objet d’enjeux marketing et commerciaux importants. On voit ainsi émerger très rapidement dans le début des années 1980 de nouvelles marques et de nouveaux acteurs de l’économie libérale détournant l’esprit de la glisse à des fins uniquement commerciales. En France, ce fut aussi l’occasion pour des marques associées au sport historique comme Adidas, de retrouver sous la présidence de Bernard Tapie, un élan inédit alors que l’entreprise était en faillite.
Ainsi, les pratiques subversives et les discours contestataires par le jeu d’une intégration progressive aux logiques de marché sont ramenés à des valeurs socialement reconnues et à un jeu acceptable pour la société capitaliste.
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En France, les grimpeurs Alain Berthaud, Patrick Edlinger, furent les grandes icônes de ce mouvement dans les années 80, cultivant un haut niveau de pratique sportive et un éloignement des cadres institutionnels proposés. Ils grimpaient dans des lieux isolés et valorisaient l’esthétique du mouvement, la connaissance de soi, la sensation, l’émotion, l’entretien du potentiel physique ; là où les pratiques traditionnelles du sport issues des valeurs de l’olympisme cultivent plutôt l’exploitation du potentiel physique, le geste mesuré, la perception, la distinction, la raison, les effets.
Comme l’écrit Alain Loret , « le mode de vie décalé des surfers californiens des années 50 ne peut être compris que par référence au mouvement beat et à ce que les américains appelèrent la Beat Generation. Ce mouvement contestataire s’inscrit dans la grande tradition libertaire américaine dont l’origine doit être recherchée avant tout dans un attachement profond à certaines valeurs naturalistes. La forêt, le coureur des bois, le trappeur individualiste, le culte de la simplicité et de la durabilité des biens (vêtements, matériels, outils, le pionnier, les animaux sauvages) représentent les principaux fondements symboliques de ce mouvement. »
Hommes des bois et trappeurs en tant qu’ils symbolisent à la fois la liberté et la nature sont éminemment présents dans le monde allégorique de la glisse. En ce sens, comment ne pas voir dans les balbutiements du traîneau à chiens en France, notamment dans les années 1970 le souffle du « fun » imprimant les pionniers du traîneau. L’aventure de François Varigas dans les années 80 ou le mushing pratiqué depuis des décennies par Joël Rauzy, aujourd’hui en Mongolie, reprend d’une certaine manière les codes de la « glisse » et exprime le besoin d’une confrontation aux éléments dans un univers non standardisé. Le musher évolue sans assistance extérieure, il ne recherche pas la vitesse, ne vise aucun record. Il fait sa trace, il n’y a pas de règle, l’énergie dépensée est colossale dans une aventure intérieure où la mort est présente. Les éléments se déchaînent et le sens se tissent dans l’action même, dans le mouvement conjoint d’un homme et de ses chiens. Il y a une nécessaire partie irraisonnée et une fonction cathartique dans ce type d’engagement qui métamorphose l’équipe homme-chien. Faire sa trace, avancer en neige vierge, là où aucun humain ne semble être passé constitue une sorte d’épreuve initiatique et un retour à la source du mouvement. Ce déplacement prend forme à travers un système complexe de relations entre chiens, homme et environnement. C’est une communauté homme-chien qui est engagée sur un territoire vierge de traces humaines. La neige autorise l’écriture d’une histoire nouvelle. Il faut créer une piste là où elle n’existe pas, dans une forme de sublimation de l’acte commun de se déplacer lentement pour créer une trace éphémère. La rencontre soudaine avec la piste d’un animal sauvage souligne l’idée d’une animalité retrouvée et d’une communauté d’existants. Le vent, le brouillard, le froid intense, l’absence de piste autorisent une confrontation avec les éléments qui renforcent l’intensité, la vulnérabilité et la joie d’une existence partagée. Un monde nouveau est possible, peut-être plus haut mais moins vite, moins fort.
Alain Loret, dans les années 1990, distingue deux types de cultures sportives qu’il nomme digitale et analogique. Cette partition nous éclaire sur des pratiques sportives qui sont en fait beaucoup plus nuancées mais elle a le mérite de poser un cadre clair et stimulant pour comprendre les orientations du sport.
La culture« digitale » correspond aux codes d’une activité normée qui se fonde sur un temps et/ou un classement. Les pratiques sportives issues de cette culture valorisent l’athlète qui va ignorer le plaisir ou la douleur contenus dans sa motricité pour ne considérer que le résultat et sa transcription chiffrée.
Dans l’« analogique », au contraire, le glisseur va rechercher le maximum de sensations et de jouissances. La glisse n’a pas de sens pour les autres car celui qui la pratique est sa propre référence.
Dans les pratiques digitales les manifestations sportives se déroulent dans des lieux standardisés et artificiels (piste damée de traîneau, parcours identique pour tous, distance chiffrée, sécurité des passages, boucles) qui permettent un contrôle de la stricte égalité des concurrents et aussi d’une certaine manière autorisent la mondialisation du sport : Les mêmes règles seront utilisées dans tous les pays. Il y a un gagnant et deux perdants (le 2è et le 3è). Les autres constituent une masse anonyme qui n’a pas accès à l’objet symbolique que constitue la victoire. Il y a là une « situation absolument unique d’exclusion sociale fondée et justifiée par le sport » (A.LORET– p275)
La relation sportive digitale va privilégier le rapport chiffré à l’autre et vise son exclusion symbolique.
La relation sportive analogique refuse la norme extérieure et l’individu est sa propre référence en matière de sport et de performance. Elle va se développer dans des lieux singuliers qui ne peuvent avoir d’équivalent ailleurs. Il s’agit plutôt d’écosystèmes, de lieux isolés, difficiles d’accès. La relation sportive analogique est centrée sur la sensation et ne vise pas l’élimination de l’autre. Au contraire de la relation de type digitale qui détermine des règles qui ne peuvent évoluer durant la course et vise l’élimination de l’autre, la relation de type analogique est une invitation permanente à continuer le jeu quitte à en transformer les règles. En ce sens, ce jeu « sauvage » ne peut avoir de valeur socialement reconnue. Il ne vise pas l’intégration de comportements et d’attitudes inscrits dans la logique sociétale, bien au contraire, il les conteste en frappant du sceau unique du plaisir et du fun son existence. Ce jeu, comme l’écrit Alain Loret, « n’existe pas en dehors de l’individu autonome et auto-référent qui joue »Il est impossible pour l’institution de chiffrer ce qui n’a de sens et de valeur que pour celui qui le produit. Ce musher disparaîtra avec sa trace balayée par le vent ou couverte d’une nouvelle neige. Au mieux, il laissera une empreinte littéraire ou cinématographique en faisant le récit de son aventure. Mais en aucun cas, sa production ne pourra être reconnue par l’institution sportive.
Pour Yves Bessas, créateur de la notion de « glisse », elle est « la clef de l’énergie. Elle est la danse avec les quatre éléments. En captant les forces marines éoliennes, telluriques et solaires, nous nous métamorphosons dans un état de transe qui est celui de la communion avec le grand tout. Toute glisse est un passage du fini à l’infini, du physique au métaphysique. Sur nos planches de surf, nos skis, nos planches à voile, nos ailes volantes, nous ne sommes pas loin de cette tentation d’absolu qui habitait Icare se rapprochant du Soleil »*
Dans l’attelage canin en France des fédérations se disputent depuis plusieurs décennies la représentativité de la pratique. Elles ont développé une cléricature bénévole à travers les fédérations, ligues, clubs, entraîneurs et éducateurs sportifs. Elles semblent conduire le sport dans une seule direction : La performance chiffrée, le podium, la victoire, le record et l’exploit. Elles sont calquées sur les modèles d’une organisation sportive qui a vu le jour avec l’industrialisation de la société et paradoxalement, j’en fait l’hypothèse, sont nées du fun qui la refuse.
Il y a 20 ans en France, l’« esprit de la glisse » habitait encore la pratique de la mi-distance . Une frontière symbolique existait entre les pratiquants de sprint et les autres. On qualifiait les « sprinters » de « compétiteurs », terme péjoratif pour celui qui l’utilisait. La mi-distance c’était autre chose, une forme de passage initiatique pour entrer dans le monde des « grands du mushing », ceux de la longue distance. Les chiens n’étaient pas les mêmes, l’habillement était différent, l’ambiance était moins crispée sur la victoire, on revendiquait une solidarité entre mushers, on acceptait de passer sur une piste juste tracée par une motoneige et balayée par les vents. La mythologie des grands espaces du Yukon et de l’Alaska planait sur les stake-out*. Seule la longue distance permet d’échapper pendant quelques heures à la structuration et l’organisation de la course. Cette distance qui sépare et isole les concurrents crée des temps de solitude avec les chiens qui viennent occulter l’objectif (l’arrivée) pour autoriser la sensation d’être là dans un « nulle part » qui pourtant semble dire toute la vie. On oublie la course, elle devient secondaire, elle est le substrat à une expérience intérieure et un partage collectif improbable avec une équipe canine. On évolue dans un environnement hostile où le froid, la fatigue et le rythme cadencé du trot des chiens créent les conditions d’une forme de transe. Le concurrent que l’on croise parfois sur la piste est d’abord à saluer, car à moins d’être dans le trio de tête, les autres mushers partagent un objectif commun qui n’a de sens que pour chacun : Finir la course. Etre « finisher », c’est se dire un jour « just do it », leitmotiv des marathons de masse ou des ultratrails depuis des dizaines d’années dans lesquels un nombre infime de participants se disputent les premières places quand l’immense majorité sont là pour se dire «je l’ai fait».
La professionnalisation du secteur de l’attelage canin par la création d’un diplôme fédéral (1999) puis d’un diplôme d’état ( 2007) s’est accompagnée à partir des années 2000 d’une volonté de l’administration du mushing français d’effectuer une sorte de purge de la pratique sportive et d’évacuer symboliquement les codes du «musher-trappeur» pour ne valoriser que ceux du «musher-compétiteur». Dans les marges, il est accepté comme témoins d’un passé révolu quelques adeptes de la randonnée, licenciés sous l’intitulé «loisirs» quand d’autres le sont sous l’intitulé «compétition» voire «compétition internationale». Est-ce à dire que pour l’institution sportive la compétition avec des chiens n’est pas un loisir et qu’elle remplit d’autres fonctions ?
Pour Alain Loret, c’est certain. La compétition sportive reproduit à petite échelle les codes et les normes de la société occidentale. Elle est une invitation permanente à ne pas les oublier et surtout ne pas les transgresser.
Les grandes courses françaises ne peuvent objectivement pas proposer des distances et des environnements propices à la course de longue distance qui reste la référence symbolique en matière de course de traîneau. En effet, une participation à l’Iditarod* ou la Yukon Quest* simplement en tant que « finisher », sans même viser un podium, à une autre valeur symbolique qu’un titre de champion de France, voire de champion du monde de sprint. Ce qui est intéressant par ailleurs car la valeur d’échange de la pratique digitale n’a pas encore trouvé de modalités de partage autre que symbolique. L’amateurisme et la confidentialité du sport de traîneau en France préserve des détournements et des récupérations tant médiatiques que financières.
Depuis quelques années, des organisations de courses de sprint et de mi-distance proposent aussi un format « randonnée » que l’on peut voir de deux manières. A la fois comme une façon d’intégrer deux visions du sport en réunissant sur un même site des champions de la discipline et des adeptes de la « rando », de l’expérimenté au novice. On peut aussi regarder cette coexistence d’une compétition et d’une randonnée sur un même évènement comme une façon de ramener une pratique « sauvage » dans les marges contrôlées de la relation sportive digitale afin de la faire rentrer dans les cadres d’un jeu socialement reconnu.
Dans toutes les courses les participants ne sont pas mélangés et un attelage en randonnée ne peut croiser ou être doublé par un compétiteur. Quelques manifestations, appelées tout simplement « rando » ont tenté de créer des participations de masse en réunissant juste pour le plaisir des mushers d’horizons différents. Elles proposent des distances et formats adaptés dans lesquels chacun, en fonction de ses propres envies ou objectifs, peut s’inscrire. Il n’y a pas de classement et l’ambiance de la fête et de la convivialité sont valorisés en lieu et place de la performance chiffrée.
Progressivement la cléricature du mushing a imposé son style, celui de l’athlète. Ces dernières années, les courses de mi-distance ont connu un réel engouement en France. Elles se sont progressivement transformées en courses de sprint long, en en empruntant les codes et l’organisation, en spécialisant des types de chiens sur ces distances. Paradoxe, car cette migration des sportifs vers la mi-distance correspond certainement à la base à une volonté de sortir d’un format trop court, trop standardisé, trop éloigné d’un idéal de l’attelage porté par les courses de longue distance et les expéditions. Néanmoins, force est de constater qu’il ne s’agit que d’un déplacement d’une compétition hautement codifiée vers un format plus long dont l’objectif reste l’établissement d’un classement, l’exclusion symbolique des perdants, la consécration d’un dieu du stade.
Les chiens ont subi une forme d’uniformisation vers un type profilé au poil plus court (même chez les nordiques), a la musculature développée, dans un souci permanent d’augmenter le rapport force-vitesse, la souplesse, la motivation à l’attelage, la sociabilité et le contrôle. Le chien a l’image du sportif moderne est façonné pour une utilisation maximale de sa motricité, une motivation à l’attelage quasi suicidaire puisqu’elle demande la vigilance du musher, notamment lorsqu’il fait très chaud. Qu’est-donc que cet animal qui, semble-t-il sans contrainte extérieure ou motivation extrinsèque (leurre, récompense ), est capable de mettre sa propre vie en danger ?
La prégnance du staff vétérinaire notamment dans les courses à étapes est bien évidemment un progrès pour la santé et la sécurité des chiens. Cependant, elle oriente la discipline vers une tendance générale de la société et de la santé publique qui privilégie le traitement à la prévention ( Panacée à Hygiée* ) et, sous couvert de bonne santé et de bien-être animal participe au contrôle permanent des existences, hommes et chiens.
« Ainsi, la vie est désormais tout le temps sous contrôle, car constamment « protégée » et « soumise » à l’agrément d’une bonne santé. » (Michela Marzano – » Foucault et la santé publique »)
Cette médicalisation de la pratique sportive est pour l’instant principalement orientée vers l’animal et calque le fonctionnement du sport professionnel dans d’autres disciplines. La vie d’un chien sportif est une existence tournée vers la santé, les soins médicaux, l’hygiène nutritionnelle, l’équilibre psychologique et l’éducation. Il s’agit bien là de tenter de prendre en compte le canidé dans sa globalité et de maîtriser le plus possible de paramètres dans un souci de contrôle sanitaire, de bien-être physique et de performance sportive afin d’exploiter à court ou moyen terme ses capacités dans un objectif de rendement maximal.
Pour beaucoup de mushers, cette attention généralisée va de soi. Ainsi, on voit s’engager dans des courses de mi-distance en France des compétiteurs soutenus par un staff personnel de handleurs, de masseurs, d’ostéopathes canin, même de vétérinaires, en plus de l’équipe de vétérinaires bénévoles participants à l’organisation de la course. Le mushing devient une affaire d’ingénieurs, d’experts en génétique, nutrition, santé, entraînement, éducation, matériel… orientée vers la fonction de traîne. On mesure, on pèse, on calcule, on organise, on planifie, on teste. Le chien-athlète semble aller au bout de ses capacités ignorant la douleur contenue dans sa motricité, suspendu à la joie de courir, pour qui ? Pour quoi ? Nul ne le sait et ne cherche à le savoir. Le musher, sincère dans sa relation, félicitera chaleureusement ses chiens sur la ligne d’arrivée, quel que soit le résultat de sa course. Cependant, ce qu’il est venu chercher, c’est la transcription chiffrée de sa performance, sésame d’une reconnaissance sociale.
Cette conception du mushing correspond à une vision européano-centrée qui situe le chien, quels que soient les soins et l’attention apportés, comme un moyen au service d’un projet de compétition pour lequel le principal intéressé n’a jamais « son mot à dire ». La limite entre l’exploitation et la coopération avec l’animal est souvent ténue et faute de pouvoir échanger clairement avec un chien, le bilan médical et l’éthique supposée du musher sur les stake-out* font office de passeport à la continuation de la course. Ce sésame médical fait lui même l’objet d’un prix (Best Dog Care) attribué par le staff vétérinaire selon des critères plus ou moins objectifs (Bonne santé globale de l’équipe, chiens avec une musculature homogène, chiens qui sont en forme à la fin d’une étape, interaction des mushers et des chiens, travail sur la récupération active, travail sur la récupération passive , attitude du musher lors de recommandations de soins par un vétérinaire…). Mais quid des compétences professionnelles d’un vétérinaire à juger de la qualité de la relation homme-chien ?
Ainsi la course de traîneau, n’est qu’une mise en scène de comportements et d’attitudes attendues par la société dans laquelle la relation homme-animal est mise en spectacle pour mieux dissimuler la logique guerrière de la compétition (« Plus haut, plus vite, plus fort ! ») et l’apologie d’une humanité toute puissante.
La relation homme-chien est soumise à une pollution égotique qui la transforme en moyen pour accomplir une fin humaine alors qu’elle est une invitation permanente du vivant à partager le monde et non à l’exploiter. La relation homme-chien, regardée sous l’angle du mutualisme ou de la coopération, association improbable de deux espèces vivantes depuis des millénaires, doit être valorisée prioritairement comme l’expression d’une qualité de la vie à conserver.
L’urgence climatique, impactant directement le sport, et l ‘extinction massive des espèces vivantes doivent venir percuter les acteurs du traîneau à chiens. Ils sont directement concernés par la disparition de leurs lieux de pratique, par la hausse des températures terrestres qui sont les conséquences d’un environnement maltraité, d’une logique de croissance et de progrès infinis.
Selon les analyses d’Alain Loret, un problème s’est posé dans les années 1990 pour les fédérations sportives, à savoir celui de l’intégration des pratiques alternatives et des valeurs de la contre-culture.
Pour les fédérations de traîneau à chiens, l’enjeu fut d’abord l’organisation et la reconnaissance institutionnelle d’une activité sportive encore marginale mais qui connaissait un vrai engouement.
En théorie des sciences de l’organisation, la phase « organisée » caractérise une « matrice culturelle » comme ayant atteint son plus haut degré d’évolution. C’est à dire qu’elle est parvenue à un stade de maturation où la gestion pure des pratiques organisées (courses, formation) est la raison de son existence. Ce qui depuis le milieu du xxè siècle est la situation des pratiques organisées par les institutions sportives qui se sont nourries des valeurs de la société industrielle. Ce semblent être le cas aujourd’hui des fédérations de traîneau à chiens. A ce stade de développement, c’est l’existence et la survie du cadre institutionnel qui oriente le sens donné à la pratique et la condamne à se nourrir de querelles partisanes, de luttes d’égos, d’intérêts minoritaires dans lesquels, fort heureusement, les intérêts financiers sont encore absents.
De nombreux atouts permettraient de donner un élan inédit à la pratique du mushing tout en opérant une révolution en accord avec les enjeux environnementaux et sociétaux.
Le mushing est une discipline mixte et intergénérationnelle même en compétition, dans laquelle le genre et l’âge ne définissent pas exclusivement les catégories. Les fédérations sportives n’ont jamais désiré mettre en avant ce particularisme puissant qui raconte une autre manière de faire du sport à travers des disciplines non conformes à l’établissement de catégories sociologiques qui assignent des rôles, des tâches voire une citoyenneté en fonction de l’âge et du genre.
Nous en sommes encore au constat béat d’une féminisation importante de la pratique et d’athlètes féminines qui montent sur tous les podiums ou à celui de mushers de plus de 60 ans qui « grillent la politesse » aux jeunes dans les compétitions internationales. N’y a-t-il pas là des symboles bien plus dignes d’une humanité heureuse et conviviale que des coupes et des médailles élevées à la barbe des perdants ?
La place du chien de traîneau et particulièrement du chien sportif dans la société ne trouve pas les formes d’une expression autre que celle d’un défi commun( humain-canin) vers les marches d’un podium. Le chien est l’impensé de ce sport car il est complexe et ce que nous en savons aujourd’hui n’est que partiellement assumée dans le monde du traîneau.
Les chiens ont connu des transformations physiques notoires et en même temps bénéficié d’une augmentation qualitative des soins, de l’alimentation et de l’attention quotidienne. Cette attention repose, en apparence, plus sur le pilier de la santé que de la relation, plus sur une volonté de maîtrise du vivant que sur une attention à son expressivité.
Quelles peuvent être les motivations d’un chien à l’attelage en dehors du plaisir de courir ? A -t-il le sens de l’équipe, de l’effort commun ou participe-t-il dans un flou sensoriel teinté de joie et de contraintes ? Le chien de traîneau travaille t-il ? A t-il conscience de ce travail ? Sait-il improviser ou répond-il à un conditionnement, à son instinct ? Qu’est-ce qu’un groupe de chiens ? Que produit en terme d’individualité canine la vie quotidienne dans un collectif de nombreux chiens ? Tout musher possède ses réponses à ces questions. Mais quid de leur mise en commun, de leur partage, de leur transmission, de leur validité dans une culture qui place la compétition ou la prestation touristique comme seul horizon ?
Allons plus loin, il n’existe pas actuellement dans le traîneau à chien un savoir, un corpus de connaissances transmissibles qui s’appuyant sur la recherche scientifique favorise l’amélioration des comportements et des techniques qui conduisent à la victoire. Bien évidemment, ce manque pose la question de l’existence des formations et des contenus transmis.
Le mushing semble se développer à la marge des connaissances en éthologie, en sciences sociales, en philosophie phénoménologique, en marge de ces pensées qui établissent l’existence d’une conscience animale, de cultures animales et par voie de conséquence reconnaissent l’animal comme « sujet » de sa propre existence. Intégrer la perspective du chien dans la pratique est un enjeu majeur car elle ouvre aux notions de territoires partagés avec d’autres espèces et de communauté hybrides homme-animal (D.Lestel) qui sont des modalités de lutte contre la disparition des milieux de vie et l’extinction massive des espèces.
La relation homme-chien regardée par le prisme de la compétition culmine dans l’exclusion de l’autre et dans la guerre. Regardée, par celui de l’entraide et de la coopération, elle culmine dans le partage et dans l’amour.
De nombreux pratiquants s’inscrivent dans les courses pour le plaisir de faire du traîneau, pour s’immerger dans une ambiance, pour partager une passion commune, pour apprendre sans aucun espoir de figurer dans le trio de tête. Pour ces pratiquants, il s’agit d’une expérience personnelle, d’un défi commun avec leurs chiens qui ne parvient pas à trouver d’autres cadres d’expression que celui de la course. La pratique souffre entre autre chose d’un vrai déficit d’infrastructures, de lieux pour s’entraîner ou se promener. Ces lieux sont majoritairement verrouillés par les mushers professionnels qui depuis longtemps ont compris l’intérêt de contractualiser leur présence avec les élus locaux en y intégrant l’exclusivité de la pratique du mushing sur certains sites, invoquant l’imparable argument de sécurité et son corollaire de responsabilités. Cette situation contribue bien évidemment à atrophier le dynamisme associatif et les logiques coopératives au profit d’un opportunisme favorisant les logiques individuelles et la privatisation du sport. Ainsi, la course pour certains mushers et leurs équipes de chiens est le seul moyen de pouvoir évoluer sur une piste damée. Porteurs d’autres valeurs que ceux de la compétition, figurants d’un spectacle dans lequel ils ne joueront jamais les premiers rôles, ces participants ne méritent-ils pas mieux que de s’inscrire dans un jeu social qui les intègre pour mieux les exclure ?
Dans la langue inuit, le mot « qimuksiq » décrit comme un tout l’homme qui voyage en traîneau avec ses chiens (Therrieu 1987). Il me semble que quelle que soit le type de pratique d’attelage, c’est cette unité qui est recherchée par chacun. Le vocabulaire français et anglais peut difficilement rendre cette unité et les mots utilisés (conducteur de chien de traîneau, mushing, dog sled driver ou dog-sledder voire dog-teamer) rendent difficilement comptent de la relation sociale homme-chien. Ces mots ont plutôt tendance à réifier les chiens et à séparer les éléments constituant l’ensemble.
En effet, comment comprendre quelque chose si l’on sépare l’homme de son traîneau, des chiens, de leur environnement, de leurs perspectives, des types de relation qu’ils ont développé et de ce que là, dans l’instant, ils font ensemble ? Si pour les Inuits les relations et les voyages avec les chiens s’inscrivaient dans un système social complexe et dans une forme d’interdépendance liée à la survie, pour nous occidentaux l’enjeu est plutôt récréatif. Il répond à une organisation de la vie qui sépare les temps de travail, de loisir, le privé du public et, concernant le chien, le place sous contrôle permanent. Toutefois, l’engagement que constitue la vie avec un groupe de chiens de traîneau répond certainement à d’autres enjeux personnels qu’une simple activité de loisir.
J’ai décrit un peu plus haut des catégories de pratiques qui ne rendent pas complètement compte des situations de chacun. Ces situations sont en fait plus métissées, plus complexes, plus nuancées. Je pense qu’une convergence des pratiques est possible lorsqu’elles sont regardées sous l’angle de l’image et d’une mythologie commune.
Dans la recherche d’une gestuelle parfaite, d’un mouvement coordonné et harmonieux de tous les composants de l’attelage, une esthétique du mushing se dessine.
Dans les photographies de courses de vitesse cette esthétique révèle son caractère analogique par l’utilisation de certains codes de la glisse. L’attelage est souvent présenté dans sa dimension aérienne. Les chiens dont les pattes ne touchent plus la piste, sont en suspension dans l’air. Le musher dans les virages paraît en rupture d’équilibre, le traîneau se désarticule. L’ensemble de l’attelage semble prêt à s’envoler. Cette dimension aérienne est présente dans de nombreuses disciplines analogiques et les photos de ces instants entre ciel et terre fourmillent dans les magazines et vidéos de glisse.
Le mouvement coordonné des chiens, utilisant les mêmes appuis et dont la ligne des dos est parfaitement rectiligne, renforce la sensation d’harmonie et de cohésion. L’unité d’un assemblage improbable de vivants (canins et humain) et d’un traîneau se magnifie dans les courbes.
Ce sont parfois les portraits de chiens en plein effort qui soulignent le caractère sauvage et inquiétant du chien, gueule ouverte sur des dents carnassières, l’oeil fixe du prédateur. Ces images nous montrent aussi des chiens au regard halluciné, où l’expressivité semble s’être vidée de sa palette d’émotions pour n’incarner que l’effort d’une motricité parfaite et d’une motivation totale.
Le musher révèle aussi sa force d’évocation lorsqu’il est présenté encapuchonné dans une parka grand froid, la barbe gelée, les sourcils blancs de givre. La nature dans ce qu’elle a de plus âpre, à travers le déchaînement des éléments, s’invite sur son visage. Elle y inscrit des douleurs dans ses ridelles contractées, une souffrance sur ses lèvres tuméfiées. La lutte et le combat contre les éléments ont strié de fatigue un visage tout en couleur, on perçoit qu’une petite mort s’est invitée au festin des vivants puis qu’elle a tourné le dos face à la volonté humaine.
L’iconographie du traîneau à chiens est inséparable des représentations de grands espaces sauvages enneigés dans lesquels l’attelage n’est qu’un point ou plutôt un trait presque invisible dans un désert glacé. C’est la puissance allégorique du coureur des bois, de sa solitude, de son adaptation à un environnement hostile et grandiose qui est ici présentée. C’est aussi l’idée d’une communion avec la nature, d’une coopération totale et enivrante avec le premier animal domestiqué, puisque la survie de l’équipe homme-chiens dépend de leur capacité à faire et à vivre ensemble.
Le flux incessant d’images publiés sur les réseaux sociaux ne permet guère d’originalité. Ces images traduisent le plus souvent une volonté de montrer une relation forte avec un groupe de chiens, des conditions de vie respectueuses de bien-être, un lien et une communion avec l’attelage et un environnement où se côtoie beauté, hostilité et vie sauvage déshumanisée. Chacun en jouant de sa différence rejoint finalement un espace de références communes.
Il y aurait donc bien là un lieu commun, une maison commune aux mushers de tout bord et de tout poil. Un lieu qui est plus un imaginaire partagé et que la vie, les rencontres, les opportunités ont coloré pour chacun différemment. Cette maison commune, parfois vampirisée par certains de ses avatars comme la compétition qui ne fait en fait qu’occuper un terrain en friche, mériterait une autre approche plus en lien avec un mode de vie où les compagnons canins gagneraient en autonomie. Certains mushers tentent l’aventure d’une installation dans les pays scandinaves ou ou Canada, pour d’autres c’est la professionnalisation qui permettra de donner un sens plus global à leur pratique et de se rapprocher d’une vie rêvée.
Toutefois, la rupture avec un modèle européano-centré où l’humain garde la maîtrise des relations et des territoires n’est pas encore à l’ordre du jour. L’éclairage que nous donne aujourd’hui la compréhension des relations de compagnonnage des peuples premiers avec leurs chiens, notamment les Inuits ouvre des perspectives. A chacun d’engager chez lui, pour lui et ses compagnons canins les expériences significatives qui vont peupler dans le sens de la coopération et de l’entraide la maison commune.
Dans ce texte, j’ai tenté de clarifier le système de valeurs sur lequel le mushing repose aujourd’hui en France, en me limitant à l’organisation et aux pratiques que je connais et dont je suis aussi un acteur. J’ai aussi essayé de souligner qu’une pratique sportive plutôt marginale comme le traîneau à chiens peut participer activement aux défis environnementaux et sociaux que les cinquante prochaines années paraissent dessiner. De même, l’absence de réflexions, d’interrogations et d’engagements forts des acteurs du traîneau notamment en matière environnementale conduiront à terme à la disparition de cette activité. De mon point de vue, la compétition repose sur un système de valeurs qui est aujourd’hui intenable et nécessite une révolution axiologique vers l’entraide et la coopération.
A cette fin j’ai soutenu que :
La joie exprimée par les chiens de traîneau au moment du départ d’un attelage m’apparaît toujours comme une grande énigme. Cette joie contraste avec l’attitude mesurée du musher. Dans ce moment particulier qu’est le départ d’un attelage de chiens, deux motivations opposées se révèlent. D’un côté des chiens exprimant avec véhémence leur plaisir de courir et de l’autre l’attention mesurée, fiévreuse du musher qui a organisé ce départ et veille à la sécurité.
Le chien ne serait-il pas au fond le partenaire fun de l’attelage ? Ne serait-il pas le gardien de l’esprit de la glisse débarrassé de ses excroissances commerciales et marketing ? Si aucun chien ne monte sur un podium sans y être fermement invité par son musher, c’est que le lieu est vraisemblablement sans intérêt dans une perspective de chien.
Alain LORET– Génération Glisse « Dans l’eau, l’air, la neige…la révolution du sport des « années fun »- Editions Autrement-Série Mutations N°155-156-1995
Yves BESSAS– La glisse- FAYARD-1982
* Panacée est la déesse de la thérapeutique, des médicaments, du traitement des maladies, elle se préoccupe de ce qu’il faut faire quand le mal est là. Hygiée incarne, quant à elle, l’attitude qui consiste à « tout faire pour ne pas tomber malade. Elle s’intéresse à l’ordre normal, c’est-à-dire à notre moderne prévention » ( Marc Renaud, 1991). )
Dominique LESTEL-Les origines animales de la culture-Flammarion-2001
Symptômes de ce qui semble être une dérive et une évolution mortifère, le mushing français se perd dans le consumérisme et les valeurs de la compétition. Ces deux tendances l’orientent vers la dépendance aux experts et vers l’entretien de valeurs d’opposition et de destruction symbolique de l’autre.
Pourtant, il n’y pas si longtemps, le musher était un adepte du DIY (Do it yourself), construisant, rénovant, bricolant avec ses moyens et son réseau toutes sortes d’engins à roues, ses traîneaux, ses harnais, ses colliers, sa stake-out, sa remorque etc… Comment expliquer que cette tendance à faire soi-même, dans une sorte de philosophie de la débrouillardise et de la bidouille, tend à disparaître au profit d’un consumérisme de plus en plus évident ?
Pour qui a connu le mushing des années 80 jusqu’à celui du début des années 2000, un constat saute aux yeux : L’hyper équipement actuel des participants aux courses de traîneau du novice au confirmé.
Les stake-out* des courses de traîneau à chiens sont à ce titre très significatives et permettent de passer en revue cette évolution : tenue vestimentaire d’alpinistes, camping-cars ou fourgons, camions ou bus tout aménagés, remorques et traîneaux dernière génération, 4×4 avec cellules réalisés par des professionnels, kart d’entraînement et de course uniformisés, trottinettes et vélos haut de gamme etc… A cela, on peut ajouter aussi la cohorte des accompagnants : handlers, masseurs, ostéopathes et même vétérinaires pour certains en plus de ceux de l’organisation de la compétition. La « Team » vient qualifier l’équipe homme-chiens comme dans les sports professionnels.
Concernant les matériaux utilisés, le bois est de moins en moins présent alors qu’il constitue une des matières premières de l’avenir. L’aluminium et le plastique ont envahi un sport qui surfe en permanence sur des valeurs écologiques et n’a que peu d’exigences en ce domaine.
Un regard sur le contrat de délégation signé par la fédération française en 2023 (FFST) auprès du Ministère des sports permet de connaître les ambitions sur l’écologie et le développement durable. Ils sont peu ambitieux et répondent plutôt aux cahiers des charges du Ministère qu’à une volonté d’être un acteur engagé dans une démarche prospective en matière d’écologie et développement durable. D’autre part, le nombre de courses de traîneau tend à diminuer comme le nombre des participants ; mise à part sur quelques évènements phares qui se sont imposés aujourd’hui comme les références en terme de mushing français et qui utilisent de plus en plus les codes du sport spectacle.
La raréfaction des courses sur neige, la diminution des pratiquants, l’engouement pour les pratiques dites de « mono-chien » (cross canin, VTT ), la disparition des lieux de pratique, le réchauffement climatique, l’enneigement aléatoire et de plus en plus en court, tout comme l’augmentation de la mise sur le marché de professionnels formés (DEJEPS ou titre musher) devraient inciter à « planter l’ancre à neige » et à réfléchir collectivement à l’avenir d’une pratique sportive en sursis.
La niche de création et vente de matériel d’attelage canin a vu se développer des entreprises qui ont participé à un changement et des améliorations certaines dans le matériel utilisé par les mushers. Proposer son expertise et ses compétences techniques par la création de matériel adapté à une pratique est un processus qui va de soi. La création d’une entreprise support de cette expertise a du sens pour certains mushers dans le cadre d’une activité professionnelle plurielle.
On peut aussi noter que la création de la filière professionnelle (Brevet d’état fédéral, DEJEPS attelage canin et Titre musher) n’a jamais intégré de manière sérieuse cet aspect essentiel de la pratique que constitue le bricolage, la réparation, l’entretien, la rénovation du matériel qui demande des compétences dans de multiples domaines (maçonnerie, menuiserie, soudure, couture, mécanique …)
Peu à peu s’est installé une délégation des compétences qui touche aujourd’hui des basiques de l’activité : Faire sa ligne de trait, créer sa stake-out, recoudre un harnais, construire ou réparer son traîneau. L’artisanat des premières décennies du mushing français cède la place progressivement à une standardisation du matériel et à la multiplication des « experts -revendeurs ». Cette évolution semble plutôt ressentie par les mushers comme une amélioration car le matériel passe par des processus professionnels et semblent répondre aux attentes de la discipline.
Cependant, le contexte dans lequel cela s’est engagé a créé une dynamique d’un « toujours plus », d’un « toujours mieux » qui, peu à peu, a posé les normes de la pratique, a défini des seuils d’acceptabilité du matériel et a engagé les concepteurs dans des voies parfois surprenantes, comme récemment la création de kart à chiens à assistance électrique.
Bien évidemment, cette économie génère aussi un marché de l’occasion qui permet au moins fortunés de bénéficier de matériels usagers mais de bonne facture. Ce matériel d’occasion réactivent malgré eux un système de réparation, d’entretien de ce qui a déjà vécu et mobilise les compétences et les réseaux locaux.
Il semble que peu à peu les codes de la compétition aient emprisonné la pratique. Celle-ci est traversée de conditions implicites déterminant la manière dont on va entrer et évoluer dans l’activité sportive. Ces règles constituent une norme sociale à laquelle le débutant est contraint d’adhérer pour appartenir au groupe et pour être identifié par ses pairs. Il partage ainsi des habitudes, des valeurs, des croyances, un matériel, un habillement qui contribuent, au-delà de rassembler le groupe, à exercer un contrôle social.
Il est à peu près certain qu’une grande majorité des mushers français sont plus traversés par les rêves de grands espaces et de courses solitaires avec leurs chiens que par ceux de podiums et d’organisation bruyante des courses. Toutefois, la tribu mushing a adopté les codes du compétiteur qui culmine dans la figure du « musher-ingénieur » ou du « musher éducateur-sportif » et impose une vision de la pratique.
Bien évidemment, faire une course avec un jean, des guêtres et un traîneau en bois est toujours possible et les chiens ne le reprocheront pas à leur musher. Cependant, la communauté du mushing saura à sa manière rappeler les règles implicites du groupe.
(Dans un autre article nous verrons comment les années 2000 du mushing français se sont inscrites dans une « purge » de l’activité pour évacuer l’image du « musher trappeur » au profit du « musher ingénieur » et de la transcription chiffrée de la performance)
Bien sur, comme autant de contre-exemples, on trouve encore quelques « Géo Trouvetou» qui construisent eux-mêmes leur matériel, rénovent, bricolent, inventent, réparent et s’inscrivent dans la filiation des pionniers français où les sports attelés se mêlait à l’artisanat, la bricole et la débrouille. Ils participent à un mouvement plus vaste et très actuel le DIY (Do It Yourself) qui se veut, dans ses franges les plus engagées politiquement, une mise en pratique de l’écologie et de l’anticapitalisme luttant contre la production infini de matériel et la consommation. On trouve les racines de ce concept dans les mouvements de contre-culture des années 1950, puis ensuite dans la culture punk des années 70.
Philosophie de l’action, le DIY envisage la question du manque de moyens, des surplus de matière, d’objets ou de structures comme une richesse. Il s’agit de ne plus déléguer ce que l’on peut faire soi-même en se passant des spécialistes et des experts.
Cependant, «le savoir artisanal est un savoir du temps long » (Schwint*) qui demande de la sagacité, de la souplesse d’esprit, de la débrouillardise, des habiletés diverses et de l’expérience. Or la société contemporaine se caractérise, entre autre, par son accélération dans tous les domaines de l’existence et par sa liquidité, c’est à dire sa capacité à se désengager rapidement, à assumer l’éphémère, à zapper, à surfer l’incertitude et vivre le présent (Zygmund Bauman*). Notre culture de la consommation nous a ainsi appris le vieillissement rapide des choses (obsolescence programmée) et leur remplacement immédiat par un acte d’achat du même objet ou d’un modèle encore plus perfectionné.
Comme une coque de noix sur un océan, la planète mushing semble n’avoir rien à dire du monde qui l’entoure. Bien confortablement installé dans son traîneau de nanti européen, le musher français consomme du matériel qu’il ne construit plus, comme il consomme aussi la motricité de ses chiens dont il cherche toujours les limites. Le modèle fédéral du sport historique lui a construit une superbe niche, le promène avec un collier douillet, le nourrit d’excellentes croquettes pour l’encourager à monter sur un podium et entretenir la « fable olympique » .
le Loup, d’une autre fable de Jean de la Fontaine pourrait lui répondre stupéfait :
« Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? Pas toujours, mais qu’importe ?
Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.
Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encor. »
(extrait de : Le loup et le chien)
En 1952, en France, un médecin du Cantal sauve des chiens d’une expédition polaire et utilise leur capacité de travail en milieu difficile pour visiter ses patients dans la montagne cantalienne. Depuis 1973, l’Iditarod, la course mythique de chiens de traîneau, célèbre chaque année le sauvetage en 1925, par une chaîne de solidarité de mushers, d’une population d’Alaska que décimait la diphtérie. Ces deux évènements, distants dans le temps et l’espace ont des similitudes. Cependant, un examen des valeurs qui sous-tendent leurs prolongements contemporains montre leurs divergences voire leur opposition.
Dans un contexte de crise environnementale, de remise en cause du modèle d’une croissance infinie et de la nécessité de réussir l’épreuve de la solidarité dans tous les compartiments de l’existence, une question pourrait bien se poser aux mushers du 21è siècle : De qui souhaitez-vous être les héritiers ? Du vainqueur de la dernière Iditarod ou de Maurice Delort, musher et médecin du Cantal ?
En 1952, les journaux français font paraître une annonce peu habituelle. Un appel est lancé à tous les français pour l’adoption de 25 chiens de traîneau mis à la retraite prématurément et menacés d’abattage par le gouvernement français. Ces chiens étaient les compagnons d’expédition depuis trois ans de l’équipe du « Commandant Charcot », navire en mission d’exploration en terre Adélie, dans l’Antarctique oriental. Il y eut plus de trois milles candidatures d’adoption.
Parmi eux, deux chiens du Groenland, Björn et Yfaut furent adoptés par le docteur Maurice Delort. Dès leur arrivée en terre auvergnate, ils furent attelé au traîneau du médecin pour visiter ses malades lorsqu’en hiver les chemins cantaliens devenaient impraticables avec sa Jeep.
« Björn et Yfaut », est le titre d’un film de Mario Maret (1955) (cliquer ici), qui nous montre pendant 18 minutes, l’histoire de ces deux chiens, de leur naissance dans l’Antarctique aux montagnes du Cantal, ainsi que leur quotidien avec le « médecin des neiges ».
Ce court métrage pose en toile de fond des problématiques bien actuelles, liées à l’accès aux services publics, aux « déserts médicaux », aux chaînes de solidarité. Le film est aussi le témoignage d’actions d’entraide, dans lesquelles la relation bienveillante de l’humain à d’autres vivants trouve sa pleine expression.
Cette archive autorise un parallèle avec la célèbre Iditarod, grande course mythique de traîneau à chiens. L’Iditarod commémore ce qu’on appela « La course au sérum ».
Des points communs entre ces deux évènements peuvent être identifiés. J’en retiendrai trois :
1- Les chiens d’attelage coopèrent avec les humains qui utilisent leur force motrice pour différentes tâches (Sur la base en terre Adélie pour les expéditions scientifiques ou en Alaska pour se déplacer, distribuer le courrier, suivre les lignes de trappe, acheminer du matériel, des médicaments etc…)
2- Le souci de l’autre et le soin (empathie dans le sauvetage des 25 chiens de traîneau, dans le sauvetage d’une population d’un village isolé d’Alaska, dans la nouvelle vie et dans l’utilité proposé par le docteur Delort à des chiens d’expédition, apport en situation hivernale de la médecine dans des lieux isolés du Cantal).
3- Le déploiement de la relation homme-chien au service de valeurs humanistes, de valeurs d’entraide et de coopération qui dépassent le cadre strictement utilitaire
Des divergences dans les prolongements contemporains de ces évènements sont aussi à souligner. Si les deux histoires mettent en jeu des représentations sociales et des valeurs communes, elles n’ont pas eu les mêmes trajectoires ni les mêmes impacts dans l’histoire proche. La course au sérum est commémorée par la plus grande compétition de traîneau de longue distance au monde (L’Iditarod) et elle constitue un évènement national en Alaska. L’action du docteur Delort, quant à elle, n’est aujourd’hui évoquée que de façon marginale pour illustrer l’état de la médecine française rurale au milieu du xxè siècle. Sa filiation directe avec la création des services d’urgence dans le Cantal et le secours en montagne vient d’être montrée dans un livre de Marie Varnieu (« Secours en montagne »2023).
Un regard sur les valeurs portée par l’Iditarod nous plonge immédiatement au coeur d’une ambiguïté. On pourrait la résumer ironiquement ainsi : L’Iditarod est-elle une course solidaire ?
La course la plus célèbre et qui constitue une sorte de Graal dans le monde du chien de traîneau est l’Iditarod Trail Sled Dog Race. Cette course s’appuie sur le tracé de ce qui fut nommé la « course au sérum» ou « la grande course de la miséricorde » qui n’était pas une compétition mais une organisation à vocation humaniste pour sauver la population d’un village d’Alaska qu’une épidémie de diphtérie décimait. Cette chaîne de solidarité d’Anchorage à Nome pour apporter en traîneau à chiens le précieux sérum est un évènement porteur de valeurs fondamentales aujourd’hui : solidarité des populations, solidarité entre mushers, coopération avec des animaux non humains, empathie à l’égard d’une population isolée et malade.
La célébration de cet évènement qui s’est déroulé en 1925 s’organise quarante ans plus tard par la mise en place d’une course de traîneau en 1967, mais son lancement véritable date de 1973. Cette course très difficile n’autorise aujourd’hui que deux types d’objectifs : La finir ou la gagner. Le format et les règles de la course permettent à la majorité des mushers engagés, sans espoir de gagner, de se lancer un défi personnel dans une aventure motrice et perceptive dont l’intérêt collectif est quasi nul. D’autre part, le musher ne peut recevoir d’aide extérieure pour établir les règles d’une stricte égalité entre les participants. L’égalité des chances du modèle compétitif isole de fait les participants. Autrement dit, à partir d’un évènement fondateur qui pouvait célébrer des valeurs de solidarité humaine et d’entraide inter-espèces, le message est détourné en promouvant la compétition et la mise en spectacle de la consécration d’un dieu annuel du mushing.
L’histoire de Björn, Yfaut et du docteur Delort a une grande force symbolique, au regard des enjeux climatiques, des défis environnementaux et des évolutions géopolitiques qui remettent en cause l’idée de progrès et de croissance infinie de l’occident.
De l’expédition en Antarctique jusqu’aux visites hivernales du docteur Delort dans les fermes reculées du Cantal, des canaux de solidarité et d’entraide sont mobilisés, des solutions alternatives originales se développent sans jamais briser le lien entre l’homme et l’animal. Les modalités d’un « faire ensemble » au service des autres s’esquissent. Elles créent de l’espoir et des perspectives dans des situations potentiellement dramatiques. Le compagnonnage homme-chien contribue aux soins de la communauté.
A ce titre, deux images me paraissent bien représenter le fossé entre ces deux modes d’être au monde. Le musher, victorieux de l’Iditarod, lève le bras de la victoire, non parce qu’il a sauvé une population de la diphtérie mais parce que sa première place le hisse au rang des dieux du stade.
Le médecin du Cantal, quant à lui, serre la main de son patient. Ses chiens l’attendent patiemment devant la porte, il allume sa frontale et s’efface dans la nuit.
Une question pourrait se poser aux mushers du 21è siècle : De qui souhaitez-vous être les héritiers ?
Des automates insouciants qui montent sur les premières marches des podiums et entretiennent malgré eux des logiques de destruction, de domination et des valeurs guerrières ? Ou des hommes qui tracent discrètement des sillons de solidarité entre humains et non-humains ?
La sensation est première.
Souvent, nous refusons ce que nous venons de ressentir, au lieu de l’accueillir. Ce refus est une blessure que l’on s’inflige, que l’on masque de mille manières en ajoutant des couleurs, des strates à la sensation.
Nous jugeons ce que nous ressentons et parfois nous jugeons l’autre présent à cet instant. Par tous ces ajouts, ces égarements, c’est la fuite qui s’exprime. Il faut donc revenir régulièrement à la vérité première de la sensation, écouter son corps en le réintégrant en permanence.
Le contact et la présence du chien nous y invite particulièrement et l’activité d’attelage nous l’apprend. C’est bien d’apprentissage dont il s’agit.
Le chien nous guide, nous propose de mieux le connaître. L’air de rien, il questionne, il provoque la rencontre et invite à la relation. Vous arrivez ? Il accueille. Il inscrit le moment du partage dans une totale présence. Par ses capacités physiques et motrices, son intelligence émotionnelle, l’attention particulière qu’il porte à l’humain, il nous apprend à nous déplacer autrement, efficacement, en harmonie, tous sens en éveil, présent au monde qui nous entoure.
La vie avec un chien, passe par la nécessité d’une prise de contact qu’il faut entretenir et ménager. Il faut aussi emménager ensemble(homme et chien) dans un espace de vie commune, sous peine de passer à côté de quelque chose. Bien souvent, c’est le chien qui fait le chemin, qui s’adapte à nos désirs, nos inconséquences, nos humeurs. Mais toujours, il guide visant un accordage émotionnel et relationnel.
Lorsque l’humain décide de faire un pas de côté, se décentrant l’espace d’un instant de ses préoccupations, de ses peurs et de ses préjugés, lorsqu’il abandonne son avidité de maîtrise, une voie s’ouvre et le chien nous montre un passage. Son rôle de passeur est connu depuis toujours. L’homme dans ses transes, souvent par la danse (mouvement), en imitant l’animal, permet le passage d’une perception du réel à une autre. Le passage opère une métamorphose, un changement qui est aussi un abandon, une mue, une re-naissance.
L’attelage, la marche, la course avec un ou des chiens permet de vivre un mouvement accordé, rythmé et relié. Il nécessite une véritable rencontre avec l’autre non-humain, une capacité à donner du sens et à être affecté dans la relation avec un autre que soi.
La rencontre avec l’Autre doit être accueillie le plus consciemment possible au sein d’une relation qui place l’hospitalité comme fondement. Ainsi, il est nécessaire de créer en soi un espace de retrait, d’aménager en soi un lieu d’accueil pour l’autre, le chien, le partenaire.
Dans la relation le chien a son mot à dire. Il faut l’écouter dans son propos de chien et de compagnon. Seule manière de ne pas trahir une coopération vieille d’au moins 15 000 ans.
« On n’accède pas au sens en produisant des effets sur le réel mais en autorisant le réel à produire des effets sur soi »
Saverio tomasello « oser s’aimer »
Le musher, neurones dans le guidon de son GPS, dans ses extases de podium, dans ses rêves d’explorateur et le chien impliqué dans un effort frôlant l’hallucination cohabitent. Peut-être collaborent-ils ? Mais il faudrait qu’ils aient un objectif commun. On le suppose, on l’espère, on l’appelle. Et rien n’est moins sûr…
Comment une équipe homme-animal peut-elle fonctionner sur des motivations si éloignées sans que l’un des protagonistes s’amputent de quelque chose ?
Bien souvent, c’est le chien qui fait le chemin, qui remonte à la source d’un partage possible et renonce à une partie de lui-même. Ce n’est pas un calcul, c’est un héritage. Le chien doit aller vers l’homme,vers ses désirs, ses rêves, vers ses lois et responsabilités. Il s’accommode aussi de toutes ses névroses, de ses violences, de ses crimes et de sa tendresse. Ce n’est pas le contrat de départ, vieux de plus de trente mille ans, fondé sur l’entraide et la coopération. Depuis le XIX è siècle et les ex-croissances du darwinisme, on tente toujours de nous faire croire que la vie est une lutte permanente dans laquelle les plus forts, n’agissant que dans leur propre intérêt, assurent le progrès de la société. Hors, le vivant dans ses manifestations les plus variés indique le contraire (Pierre Kropotkine- « L’entraide »)
Et l’être humain, animal pro-social, est peut- être le plus coopératif du monde vivant. Comment son vieux compagnon de route, le chien, pourrait-il ne pas avoir évoluer en ce sens ?
A travers une approche valorisant l’intention, les sensations, la respiration, la rythmique du déplacement du chien, sa présence au monde qui l’entoure ainsi qu’un mode de communication plus intuitif avec lui, la cani-randonnée « connected » vous accompagne dans un petit pas de côté, vers un accordage émotionnel. L’espace d’un instant, quelque chose nous échappe, loin des calculs, du mental, des projets, des points sur » la liste des choses à faire » , il y a présence à soi, à la nature, à l’autre, le canidé. Il n’est ni husky, alaskan, eurohound ou champion bardé de médailles en chocolat. Il est là. Dans ce binôme homme-animal, la longe élastique relie sans aliéner, le chien a son « mot à dire » et impose l’écoute ou la fin de nos bavardages incessants. De doux naïfs les « la grange des huskies » ? Peut-être…