En 1952, en France, un médecin du Cantal sauve des chiens d’une expédition polaire et utilise leur capacité de travail en milieu difficile pour visiter ses patients dans la montagne cantalienne. Depuis 1973, l’Iditarod, la course mythique de chiens de traîneau, célèbre chaque année le sauvetage en 1925, par une chaîne de solidarité de mushers, d’une population d’Alaska que décimait la diphtérie. Ces deux évènements, distants dans le temps et l’espace ont des similitudes. Cependant, un examen des valeurs qui sous-tendent leurs prolongements contemporains montre leurs divergences voire leur opposition.
Dans un contexte de crise environnementale, de remise en cause du modèle d’une croissance infinie et de la nécessité de réussir l’épreuve de la solidarité dans tous les compartiments de l’existence, une question pourrait bien se poser aux mushers du 21è siècle : De qui souhaitez-vous être les héritiers ? Du vainqueur de la dernière Iditarod ou de Maurice Delort, musher et médecin du Cantal ?
En 1952, les journaux français font paraître une annonce peu habituelle. Un appel est lancé à tous les français pour l’adoption de 25 chiens de traîneau mis à la retraite prématurément et menacés d’abattage par le gouvernement français. Ces chiens étaient les compagnons d’expédition depuis trois ans de l’équipe du « Commandant Charcot », navire en mission d’exploration en terre Adélie, dans l’Antarctique oriental. Il y eut plus de trois milles candidatures d’adoption.
Parmi eux, deux chiens du Groenland, Björn et Yfaut furent adoptés par le docteur Maurice Delort. Dès leur arrivée en terre auvergnate, ils furent attelé au traîneau du médecin pour visiter ses malades lorsqu’en hiver les chemins cantaliens devenaient impraticables avec sa Jeep.
« Björn et Yfaut », est le titre d’un film de Mario Maret (1955) (cliquer ici), qui nous montre pendant 18 minutes, l’histoire de ces deux chiens, de leur naissance dans l’Antarctique aux montagnes du Cantal, ainsi que leur quotidien avec le « médecin des neiges ».
Ce court métrage pose en toile de fond des problématiques bien actuelles, liées à l’accès aux services publics, aux « déserts médicaux », aux chaînes de solidarité. Le film est aussi le témoignage d’actions d’entraide, dans lesquelles la relation bienveillante de l’humain à d’autres vivants trouve sa pleine expression.
Cette archive autorise un parallèle avec la célèbre Iditarod, grande course mythique de traîneau à chiens. L’Iditarod commémore ce qu’on appela « La course au sérum ».
Des points communs entre ces deux évènements peuvent être identifiés. J’en retiendrai trois :
1- Les chiens d’attelage coopèrent avec les humains qui utilisent leur force motrice pour différentes tâches (Sur la base en terre Adélie pour les expéditions scientifiques ou en Alaska pour se déplacer, distribuer le courrier, suivre les lignes de trappe, acheminer du matériel, des médicaments etc…)
2- Le souci de l’autre et le soin (empathie dans le sauvetage des 25 chiens de traîneau, dans le sauvetage d’une population d’un village isolé d’Alaska, dans la nouvelle vie et dans l’utilité proposé par le docteur Delort à des chiens d’expédition, apport en situation hivernale de la médecine dans des lieux isolés du Cantal).
3- Le déploiement de la relation homme-chien au service de valeurs humanistes, de valeurs d’entraide et de coopération qui dépassent le cadre strictement utilitaire
Des divergences dans les prolongements contemporains de ces évènements sont aussi à souligner. Si les deux histoires mettent en jeu des représentations sociales et des valeurs communes, elles n’ont pas eu les mêmes trajectoires ni les mêmes impacts dans l’histoire proche. La course au sérum est commémorée par la plus grande compétition de traîneau de longue distance au monde (L’Iditarod) et elle constitue un évènement national en Alaska. L’action du docteur Delort, quant à elle, n’est aujourd’hui évoquée que de façon marginale pour illustrer l’état de la médecine française rurale au milieu du xxè siècle. Sa filiation directe avec la création des services d’urgence dans le Cantal et le secours en montagne vient d’être montrée dans un livre de Marie Varnieu (« Secours en montagne »2023).
Un regard sur les valeurs portée par l’Iditarod nous plonge immédiatement au coeur d’une ambiguïté. On pourrait la résumer ironiquement ainsi : L’Iditarod est-elle une course solidaire ?
La course la plus célèbre et qui constitue une sorte de Graal dans le monde du chien de traîneau est l’Iditarod Trail Sled Dog Race. Cette course s’appuie sur le tracé de ce qui fut nommé la « course au sérum» ou « la grande course de la miséricorde » qui n’était pas une compétition mais une organisation à vocation humaniste pour sauver la population d’un village d’Alaska qu’une épidémie de diphtérie décimait. Cette chaîne de solidarité d’Anchorage à Nome pour apporter en traîneau à chiens le précieux sérum est un évènement porteur de valeurs fondamentales aujourd’hui : solidarité des populations, solidarité entre mushers, coopération avec des animaux non humains, empathie à l’égard d’une population isolée et malade.
La célébration de cet évènement qui s’est déroulé en 1925 s’organise quarante ans plus tard par la mise en place d’une course de traîneau en 1967, mais son lancement véritable date de 1973. Cette course très difficile n’autorise aujourd’hui que deux types d’objectifs : La finir ou la gagner. Le format et les règles de la course permettent à la majorité des mushers engagés, sans espoir de gagner, de se lancer un défi personnel dans une aventure motrice et perceptive dont l’intérêt collectif est quasi nul. D’autre part, le musher ne peut recevoir d’aide extérieure pour établir les règles d’une stricte égalité entre les participants. L’égalité des chances du modèle compétitif isole de fait les participants. Autrement dit, à partir d’un évènement fondateur qui pouvait célébrer des valeurs de solidarité humaine et d’entraide inter-espèces, le message est détourné en promouvant la compétition et la mise en spectacle de la consécration d’un dieu annuel du mushing.
L’histoire de Björn, Yfaut et du docteur Delort a une grande force symbolique, au regard des enjeux climatiques, des défis environnementaux et des évolutions géopolitiques qui remettent en cause l’idée de progrès et de croissance infinie de l’occident.
De l’expédition en Antarctique jusqu’aux visites hivernales du docteur Delort dans les fermes reculées du Cantal, des canaux de solidarité et d’entraide sont mobilisés, des solutions alternatives originales se développent sans jamais briser le lien entre l’homme et l’animal. Les modalités d’un « faire ensemble » au service des autres s’esquissent. Elles créent de l’espoir et des perspectives dans des situations potentiellement dramatiques. Le compagnonnage homme-chien contribue aux soins de la communauté.
A ce titre, deux images me paraissent bien représenter le fossé entre ces deux modes d’être au monde. Le musher, victorieux de l’Iditarod, lève le bras de la victoire, non parce qu’il a sauvé une population de la diphtérie mais parce que sa première place le hisse au rang des dieux du stade.
Le médecin du Cantal, quant à lui, serre la main de son patient. Ses chiens l’attendent patiemment devant la porte, il allume sa frontale et s’efface dans la nuit.
Une question pourrait se poser aux mushers du 21è siècle : De qui souhaitez-vous être les héritiers ?
Des automates insouciants qui montent sur les premières marches des podiums et entretiennent malgré eux des logiques de destruction, de domination et des valeurs guerrières ? Ou des hommes qui tracent discrètement des sillons de solidarité entre humains et non-humains ?
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